Assurance-chômage: le gouvernement en guerre contre la solidarité interprofessionnelle

par Jean-Pascal Higelé

mis en ligne le 20 avril 2021

NB.: ce texte est initialement paru sur AOC.media – édition du 19 avril 2021

La réforme de l’assurance chômage que le gouvernement tente d’appliquer depuis 2019 est dénoncée par les syndicats ou l’opposition politique au gouvernement comme un ensemble de mesures d’économie sur le dos des plus précaires. L’étude d’impact de l’Unédic prévoit ainsi qu’en régime de croisière, comparée à la situation actuelle, le régime d’assurance chômage ferait chaque année une économie d’un milliard d’euros à travers la réduction de l’indemnisation de salariés alternant périodes d’emploi et de chômage (hors spectacle) du fait d’un changement de calcul du salaire journalier de référence (SJR), c’est-à-dire le montant de salaire sur lequel on se base pour définir le montant de l’indemnité. L’Unédic prévoit également une économie de 800.000 euros par an en passant le seuil d’ouverture des droits à 6 mois de cotisations préalables dans la période de référence des 24 mois précédent la fin du contrat de travail, au lieu de 4 mois dans les 28 derniers mois actuellement. Ce double coup dur pour les travailleurs qui ne sont pas en emploi stable est paradoxalement annoncé au nom de l’équité. Au-delà d’un discours lénifiant du gouvernement qui consiste à prétendre lutter contre la précarité en diminuant les droits des précaires, le cœur de la réforme consiste à réduire l’indemnisation des intermittents de l’emploi au nom du principe selon lequel l’indemnisation du chômage de travailleurs intermittents, alternant période d’emploi à temps plein et de chômage à temps plein, doit être la même que l’indemnisation de travailleurs à temps partiel. En faisant cela, le gouvernement procède en réalité à une transformation du sens même de l’assurance chômage, en poursuivant le travail de détricotage de la solidarité interprofessionnelle au profit d’une logique selon laquelle chacun cotise pour lui-même.

Avant de détailler le contenu de cette mutation de la nature des droits à protection contre le chômage, rappelons qu’un tel changement se fait par ailleurs dans un certain déni de démocratie. Le gouvernement s’est octroyé en 2018 dans la loi « Avenir professionnel » le droit de dicter ses conditions aux partenaires sociaux à travers une feuille de route des négociations et de se passer de leur accord si ceux-ci ne cédaient pas à ses desiderata. Cela ne manqua pas de se produire en 2019, et c’est donc par décret que la réforme actuelle est menée, contre l’avis unanime des organisations syndicales. Le gouvernement a même été désavoué par le Conseil d’Etat qui a censuré sa mesure centrale – le changement du mode de calcul du SJR – dont les effets pervers étaient tels que la haute juridiction administrative a jugé la rupture d’égalité manifestement disproportionnée. Avant même cette censure du Conseil d’Etat, la crise du Covid avait déjà contraint le gouvernement à reporter la mise en œuvre de la réforme. On aurait donc pu s’attendre à ce que celle-ci soit définitivement enterrée.  Mais non, seuls contre tous, le gouvernement et le Président de la République semblent décidés à mener cette réforme, et c’est par un nouveau décret publié le 31 mars 2021 qu’ils souhaitent passer en force, y compris en balayant d’un revers de main les projections de l’Unédic sur les conséquences de ce décret.

Du remplacement du salaire à l’épargne d’activité

La réforme ne vise pas seulement des économies drastiques. Elle s’attaque au principe même de la solidarité interprofessionnelle qui régit depuis son origine l’assurance chômage et qui permet que ceux qui subissent le risque du chômage bénéficient du soutien des salariés en emploi à travers les cotisations d’assurance chômage, permettant une forme de continuation du salaire entre deux emplois. Ce salaire indirect est défini par un taux de remplacement du salaire journalier moyen des jours travaillés sur une période de référence donnée, qui a évolué au fil des conventions et des situations des travailleurs. Pour définir le montant de l’allocation journalière, l’idée est bien de remplacer le salaire des jours où l’on travaille.

Dans ce cadre, les travailleurs du spectacle, de l’évènementiel, du tourisme, de la restauration, etc., dont l’activité est par nature intermittente, bénéficient davantage de la solidarité interprofessionnelle parce qu’ils sont plus fréquemment au chômage. Cela a le don d’agacer les réformateurs qui se sont mis à dénoncer une horde de « permittents », chômeurs stratèges profitant de la réglementation de l’assurance chômage pour alterner volontairement emploi et chômage. Ainsi, alors qu’hier on exhortait les chômeurs à reprendre des petits boulots par des mesures de cumul allocation et salaire – l’activité réduite –, ceux qui aujourd’hui alternent emploi et chômage seraient devenus les nouveaux profiteurs du système d’indemnisation, auxquels il faudrait donc s’attaquer.

Historiquement, les intermittents de l’emploi ont vu la particularité de leur situation prise en compte dans le régime d’assurance chômage à travers trois annexes au régime général : les annexes 4, 8 et 10. Les annexes 8 et 10 concernent les techniciens et artistes du spectacle. Ces derniers ont conservé de haute lutte la reconnaissance de la particularité intermittente de leur travail et du bénéfice de la solidarité interprofessionnelle du régime d’assurance chômage. Mais l’annexe 4 qui concernait les intermittents de l’emploi hors spectacle (intérimaires, saisonniers…) n’a pas connu la même fortune. Elle a été réduite en 2014, à l’occasion de l’instauration des « droits rechargeables », avant d’être entièrement supprimée en 2017. Ainsi, les intermittents de l’emploi hors spectacle relèvent désormais du régime général. Ce sont donc eux qui sont le cœur de cible de la réforme, car c’est le régime général qui est réformé. Mais l’impact de la réforme concernera en réalité beaucoup plus de monde que l’ancienne annexe 4, qui représentait avant la réforme de 2014 environ 13% des allocataires. Car la mesure centrale de la réforme – le nouveau calcul du SJR dans le régime général – impactera tous les salariés qui auront eu deux contrats non contigus ou plus dans les 24 derniers mois – ce qui était le cas de plus de la moitié des allocataires en juin 2019.

En effet, le décret gouvernemental prévoit de définir le montant de l’allocation journalière non plus sur la base de la moyenne des salaires des jours travaillés, mais de la moyenne des salaires sur la période allant du début du premier contrat à la fin du dernier contrat de travail exercés par le chômeur au cours des 24 derniers mois (période de référence), en comptant y compris les jours non travaillés. Le salaire journalier de référence est dilué par le nombre de jours non travaillés, tirant largement à la baisse le montant des allocations auquel peuvent prétendre les intermittents de l’emploi (mais sans effet pour les entrants au chômage issus d’un emploi stable). C’est précisément cette mesure qui a été censurée par le Conseil d’Etat fin 2020 au prétexte que ses effets pervers provoquaient des différences de droits énormes selon la répartition des jours travaillés dans la période de référence. Mais le gouvernement n’était pas prêt à renoncer au cœur de sa réforme : en finir avec le principe solidaire selon lequel on cotise selon ses moyens et on reçoit selon ses besoins. Pour le gouvernement, ceux qui cotisent moins doivent recevoir moins, et cet objectif doit être maintenu quitte à l’amender un peu. Notons que cette logique de contributivité stricte – recevoir en fonction de ce que l’on verse – a commencé à se déployer depuis 1982 concernant non pas le montant mais la durée d’indemnisation : l’instauration de filières d’indemnisations a peu à peu imposé l’idée que la durée d’indemnisation devait être corrélée à la durée de cotisation, jusqu’à ériger en principe de justice en 2009 la règle « un jour cotisé = un jour indemnisé » (avec un plancher et un plafond de jours). Ce déni de solidarité sur la durée d’indemnisation, c’est bien ce que le gouvernement veut étendre au montant des allocations. Il se propose donc de contourner la censure du Conseil d’Etat en proposant une limite à l’effondrement de l’indemnisation : la baisse du SJR ne peut aller au-delà de 43%, ce qui reste tout de même une baisse radicale. L’Unédic prévoit que cette version amendée du calcul du SJR concerne 1,15 millions de nouveaux allocataires, et que pour 400.000 d’entre eux cette baisse du SJR soit comprise entre 40 et 43%. Pour comparaison, en août 2020, l’assurance chômage indemnisait près de 2,9 millions de chômeurs : les effets du nouveau mode de calcul n’ont pas un impact sur les marges des allocataires mais sur un gros tiers des chômeurs indemnisés. L’ampleur de l’impact rend caduc le discours gouvernemental qui laisse à penser que la réforme cible les « permittents » qui spolieraient la collectivité. Comme dit, tout chômeur qui cumulera deux fins de contrats dans la période de référence sera impacté : intérimaires, travailleurs en CDD d’usage ou qui simplement obtiennent deux CDD non contigus sur 24 mois. Le gouvernement a donc bien maintenu le sens de sa réforme : réduire la solidarité des stables envers les précaires. Chacun cotise selon ses moyens, et reçoit selon ses… moyens.

Une réforme toujours aussi inégalitaire

La limite posée par la réduction maximale de 43% du montant des droits des intermittents de l’emploi est-elle une mesure suffisante pour contourner l’objection du Conseil d’Etat ? La réforme reste en réalité toujours aussi mal ficelée et productrice d’inégalités de traitement disproportionnées, non seulement parce que c’est l’objectif de la réforme que de réduire l’indemnisation des précaires, mais aussi parce que la complexité des règles d’indemnisation fait que la modification du salaire journalier de référence a des répercussions sur d’autres dimensions que le montant de l’allocation.

En intégrant les jours non travaillés dans le calcul du SJR, pour un même nombre de jours travaillés, la répartition des jours travaillés et non travaillés continue d’avoir des effets massifs sur le montant des allocations, malgré le plancher de réduction du SJR introduit par le décret du 31 mars 2021 : plus le nombre de jours non travaillés entre le premier contrat de travail et le dernier contrat de la période de référence est important, plus le SJR baisse. Ainsi pour un même nombre de jours travaillés, l’indemnisation sera plus élevée si vos contrats sont concentrés sur une courte période au sein de la période de référence que s’ils sont répartis sur toute la période de référence.

Le gouvernement se cache derrière son petit doigt lorsqu’il annonce que le capital des droits à indemnisation reste inchangé : les allocations sont plus basses mais on est indemnisé plus longtemps, dit-il. Sauf que, par définition, les intermittents de l’emploi alternent les périodes d’emploi et de chômage. L’allongement des droits se traduira en réalité par une baisse de la consommation des droits puisque les allocations seront plus faibles entre deux emplois et que de ce fait, une partie des chômeurs reconstituera de nouveaux droits en reprenant un ou plusieurs emplois sans avoir épuisé les droits précédents. L’Unedic estime ainsi que 63% des allocataires impactés par la réforme au cours de la première année bénéficieront d’une indemnisation totale inférieure à ce qu’ils auraient eu dans l’actuelle réglementation.

En outre, la baisse du salaire journalier de référence va se redoubler d’une baisse des possibilités de cumul allocation-salaire dans le cadre de l’activité réduite qui concerne aujourd’hui près d’un allocataire sur deux. En effet, lorsqu’un allocataire cumule des rémunérations et des allocations, son revenu total ne peut excéder le salaire de référence mensualisé (SJR x nombre de jours du mois). En diminuant le SJR, vous abaissez y compris le plafond de revenu mensuel au-dessus duquel le cumul n’est plus possible et privez donc une partie des chômeurs de cette possibilité d’activité réduite. D’autres études de l’Unedic montrent par ailleurs des effets pervers sur les droits des périodes d’activité partielle auquel ont eu recours nombre d’entreprises durant la crise, ou encore des congés maternité ou maladie.

Réforme de l’assurance-chômage : symbole d’une guerre à la solidarité interprofessionnelle

En considérant les jours non travaillés dans la définition du SJR, le décret ne fait pas qu’une réforme paramétrique : le salaire journalier de référence ne traduit plus ce que vous gagnez en travaillant, mais ce que vous gagnez en moyenne sur toute la période qui sépare le premier du dernier contrat dans la période de référence. En somme, avoir été au chômage un tiers du temps en moyenne sur la période de référence a pour effet qu’un tiers de votre salaire ne fait plus l’objet d’aucun remplacement.  Il ne s’agit donc plus d’indemniser le chômage, mais d’indemniser le temps de chômage supplémentaire par rapport à votre temps de chômage « habituel » mesuré par les jours non travaillés dans la période de référence. Derrière des règles complexes, le décret modifie la nature du régime d’assurance chômage.

La réforme de l’assurance chômage est révélatrice de la guerre que le gouvernement mène au principe de solidarité interprofessionnelle. C’était déjà le sens de la réforme des retraites dans laquelle, à l’opposé de la solidarité interprofessionnelle du régime général et des nombreux régimes professionnels permettant un remplacement du salaire dans la pension de retraite, le principe était que chacun épargne des points en fonction de ses cotisations tout au long de sa carrière, et perçoive une pension comme un retour sur son épargne de points. Le gouvernement a échoué sur les mobilisations sociales et la crise du Covid à imposer sa réforme des retraites. Il ne semble donc pas prêt à désarmer sur la remise en cause de cette même solidarité interprofessionnelle mais dans l’assurance chômage. L’enjeu de la réforme de l’indemnisation du chômage n’est pas que conjoncturel et circonscrit aux intermittents de l’emploi au sens large, même si ce sont eux qui conjoncturellement en paieront le prix le plus fort. L’enjeu est également de savoir si la solidarité interprofessionnelle continue de structurer notre protection sociale, ou si celle-ci continue de dériver vers une logique d’épargne d’activité où chacun ne peut prétendre qu’à retrouver ses billes, et donc où nos protections ne font que redoubler les inégalités d’emploi dans le hors emploi.