Par Karel Yon
mis en ligne le 21 juin 2021
Le ministère du travail a rendu publics, mercredi 26 mai 2021, les chiffres de la représentativité des organisations syndicales de salariés dans le secteur marchand et associatif. Depuis la réforme de 2008, une mesure d’audience et de représentativité syndicale (MARS) est appliquée nationalement tous les 4 ans pour déterminer quelles organisations syndicales peuvent participer aux négociations interprofessionnelles et de branche avec le patronat – elles doivent pour cela dépasser le seuil de 8% des suffrages exprimés – et quel sera le « poids » de leur signature – pour être valide, un accord collectif doit désormais recueillir la signature de syndicats représentant au moins 30% des suffrages exprimés en faveur des organisations représentatives. Les chiffres de la mesure d’audience entrent aussi en compte dans la distribution des fonds, abondés par l’État et les entreprises, que gère l’association paritaire pour le financement du dialogue social. Selon le poids électoral des organisations, les sommes attribuées ont varié en 2019 entre 2,8 millions d’euros (Solidaires) et 20,1 millions d’euros (CFDT)[1]. Ces résultats sont donc essentiels pour les organisations syndicales car ils conditionnent l’accès à diverses ressources et arènes de pouvoir (Giraud et al., 2018, pp. 77-106). Ils ont aussi des effets politiques importants, dans la mesure où chaque nouvelle mesure d’audience donne l’occasion d’un commentaire sur les rapports de forces intersyndicaux et les évolutions de « l’opinion salariale ». Ce faisant, ils cristallisent des hiérarchies symboliques en autorisant, selon les positions acquises, à se présenter comme « le premier syndicat de France » pour la CFDT, ou comme « le syndicat qui monte » pour l’UNSA[2]. On doit cependant garder à l’esprit que ces chiffres ne sont qu’une transcription partielle de l’implantation des syndicats dans le monde du travail et nous renseignent dès lors moins sur les attentes des salariés que sur les forces et faiblesses du mouvement syndical.
Le bricolage de la représentativité
Les chiffres de la mesure d’audience ne sont qu’une transcription partielle de la représentativité sociale des syndicats, pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’ils ne portent que sur le secteur marchand et associatif, faisant l’impasse sur les 5 millions d’agents titulaires et contractuels de la fonction publique. Parallèlement au dispositif institué en 2008, les syndicats de la fonction publique sont pourtant également soumis à l’épreuve de la représentativité électorale. Le système est plus ancien mais il a été refondé et harmonisé à l’échelle des trois fonctions publiques par une loi de 2010. En toute rigueur, ces chiffres devraient être pris en compte pour appréhender le rayonnement des syndicats sur l’ensemble du salariat, comme nous le proposons dans le tableau plus bas.
La présentation d’une mesure d’audience unifiée dissimule le caractère bricolé du dispositif, ainsi que les inégalités entre salariés du secteur privé face à la « démocratie sociale ». Ces résultats sont en effet calculés en agrégeant trois types de scrutins aux logiques différentes : les élections professionnelles qui se sont tenues pendant les 4 années précédentes dans les établissements de plus de 10 salariés (comité d’entreprise, délégation unique du personnel ou délégués du personnel jusqu’en 2019, comité social et économique (CSE) ensuite), les votes du collège salarié des chambres d’agriculture (janvier 2019) et ceux des salariés des très petites entreprises (TPE, mars-avril 2021). Un peu plus de 9 millions de salariés ont ainsi pu élire des représentants en votant pour un comité social et économique d’entreprise ou d’établissement (ou dans les chambres départementales d’agriculture). D’autres – les 5 millions de salariés des très petites entreprises – ne pouvaient qu’exprimer une préférence pour un sigle, sans élire personne. D’autres encore n’ont tout simplement pas eu la possibilité de voter à quelque scrutin que ce soit : alors que le nombre de salariés actifs en emploi du secteur marchand s’élève à 19,4 millions en 2021, les « inscrits[3] » de la mesure d’audience sont 14,1 millions. Ce sont ainsi plus de 5 millions de salariés qui disparaissent. Le dispositif MARS révèle ainsi l’existence de trois classes de citoyens au travail : la 1e classe de ceux qui élisent, la 2e classe de ceux qui votent sans élire personne et la 3e classe de ceux qui ne peuvent tout simplement pas voter, faute d’un lien suffisamment continu à une entreprise ou faute de l’existence d’une instance élective sur leur lieu de travail.
De surcroît, contrairement à ce que laisse penser l’artefact produit par la mesure d’audience, tous les salariés qui ont la possibilité de voter n’ont pas toujours le choix entre tous les syndicats. Seul le scrutin TPE garantit la configuration la plus large de pluralisme syndical, puisqu’au-delà des sept principales organisations, les salariés avaient le choix entre plusieurs dizaines d’organisations selon les périmètres national, régional et professionnel. À l’opposée, l’offre syndicale lors des élections en entreprise dépend de la capacité des organisations syndicales à pénétrer l’entreprise et y présenter des listes. Tristan Haute a bien documenté cet enjeu : au cours du cycle précédent (2013-2016), 70,5% des inscrits (hors TPE) ont pu voter pour la CFDT, contre 65,3% pour la CGT. Derrière, FO ne couvrait que 52,5% du corps électoral, la CFTC 38,5%, la CGC 27,1%, l’UNSA 22% et Solidaires 16,6% (Haute, 2018, p. 61).
Enfin, les chiffres de la mesure d’audience ne prennent pas en compte les formes non syndicales de représentation des salariés. Calculés pour les CSE à partir du premier tour des élections professionnelles (qui est réservé aux seules organisations syndicales), ils font l’impasse sur les listes sans étiquette qui ont la possibilité de se présenter au second tour et qui restent une réalité importante dans bon nombre de secteurs.
La mesure d’audience de la représentativité syndicale est donc avant tout un instrument politique régulant l’intégration des organisations syndicales au système français de relations professionnelles et, plus largement, à l’économie politique du pays. Il n’en reste pas moins que ces résultats, quand on les observe en tendance, livrent quelques enseignements qui sont autant de coups de semonce pour les syndicats : des signaux qui nous alertent sur la lente mais continue désagrégation de la représentation syndicale.
Un coup de semonce pour les syndicats
Cette nouvelle mesure d’audience vient confirmer les résultats de 2017. Avec 27% des suffrages exprimés, la CFDT confirme sa position de première organisation syndicale dans le secteur privé (voir le tableau). En termes de poids dans la négociation, se situant légèrement au-dessus des 30%[4], elle peut même signer seule des accords collectifs. La CGT, reléguée à la deuxième place à la suite du précédent cycle, recueille 23% des voix et poursuit son érosion en perdant près de 2 points de pourcentage. Les syndicats qui craignaient le plus cette réforme (FO et CFTC) se stabilisent avec respectivement 15,2 et 9,5% des voix obtenues, tandis que la CFE-CGC (12%) et l’UNSA (6%) poursuivent leur croissance. Sans accéder à la représentativité nationale interprofessionnelle, puisqu’elles restent en-dessous du seuil des 8%, l’UNSA et Solidaires (3,7%) conquièrent de nouvelles positions dans la négociation de branche : l’UNSA revendique la représentativité dans 78 branches professionnelles couvrant 27% des salariés du privé, contre 19% il y a 4 ans ; Solidaires devient représentative dans une trentaine de branches, accédant notamment aux branches de la prévention et de la sécurité, du caoutchouc ou encore de la librairie.
Quelles conclusions tirer de ces résultats ? Doit-on en déduire que les « salariés du privé ont, une nouvelle fois, fait le choix d’un syndicalisme utile », comme l’indique la CFDT dans son communiqué de presse ? Le constat qui s’impose est surtout qu’un nombre croissant de salariés n’ont rien choisi. La plupart des observateurs ont pointé la chute de 4,6 points du taux de participation entre 2021 et 2017, que les syndicats ont imputée à la restructuration à marche forcée des instances représentatives du personnel au sein du CSE, ainsi qu’à la diffusion du vote électronique. En 2021, la mesure d’audience est en effet calculée sur la base de 5,4 millions de suffrages exprimés, contre 5,66 millions en 2017 : soit une baisse nette de la participation de plus de 260 000 voix, alors que tant le nombre d’« inscrits », qui s’est accru de près d’1 million d’individus, que le nombre de salariés en emploi dans le secteur privé (passé de 18,7 à 19,4 millions en 10 ans) ont augmenté. La crise sanitaire a également perturbé l’organisation des scrutins, comme on l’a surtout vu à l’occasion du vote des TPE, repoussé à plusieurs reprises, et qui, avec 5,44% de votants, a de nouveau enregistré une baisse (de 2 points) de la participation. Toutes les organisations perdent des suffrages, hormis les outsiders (UNSA et Solidaires) et la CFE-CGC. Ce constat invite donc à relativiser le leadership conquis par la CFDT dans le champ syndical : il se détache sur fond de recul électoral pour la majeure partie des syndicats et repose avant tout sur l’affaiblissement plus marqué de la CGT. Si la CFDT reste première alors qu’elle perd 40 000 voix d’un cycle à l’autre, c’est parce que la CGT en perd bien davantage.
Lors de la précédente mesure d’audience, la CGT pouvait encore se prévaloir d’être la première centrale syndicale en cumulant les voix de la fonction publique et du secteur privé. Ce n’était déjà plus le cas après les élections de décembre 2018 dans la fonction publique, mais la mesure d’audience de 2021 vient enfoncer le clou : avec des pertes nettes considérables d’environ 75 000 voix dans la fonction publique et 150 000 voix dans le secteur privé (les pertes imputables au scrutin TPE ne représentant que 10% du total), la tendance est particulièrement préoccupante pour la CGT. Il faudra examiner les résultats de plus près pour définir ce qui joue le plus, entre les pertes de suffrages liées à l’exacerbation de la concurrence là où la CGT est implantée, les difficultés à développer de nouvelles implantations dans le secteur marchand, ou la disparition, faute de renouvellement, des implantations établies. Toujours est-il que les chiffres de la mesure d’audience reflètent moins l’évolution des attentes du corps électoral salarié que les recompositions du corps électoral lui-même, ainsi que des institutions qui le mettent en forme et organisent son expression. Ils témoignent également des capacités différenciées des syndicats à faire face aux profonds bouleversements qu’a connus le système français de relations professionnelles depuis une quinzaine d’années. Le recul de la CGT est celui d’un syndicalisme principalement ancré dans le salariat d’exécution, autrement dit parmi les fractions populaires de la classe laborieuse qui sont assignées, à force d’externalisation et de précarisation, à des conditions d’emploi peu propices aux diverses formes de participation politique au travail, qu’il s’agisse des formes les plus accessibles comme le vote ou d’autres plus coûteuses comme la grève ou la syndicalisation (Blavier et al., 2020, pp. 453-454). Pour une interprétation en longue durée du recul cégétiste comme de la capacité de l’UNSA ou de la CFTC à tirer leur épingle de ce nouveau jeu électoral, nous renvoyons aux articles publiés à l’occasion de la précédente mesure d’audience de 2017, notamment sur le site du Monde diplomatique et de Contretemps.
En soulignant dans un communiqué post-électoral « le déficit de présence qu’elle doit combler auprès de tous les salariés quelles que soient leurs catégories socio-professionnelles et leurs diversités pour redevenir première organisation syndicale dans le secteur privé », l’état-major cégétiste reconnaît non seulement la nécessité de son redéploiement, mais aussi d’une implantation accrue dans l’encadrement, indispensable au renforcement de sa représentativité intercatégorielle. À court terme, l’objectif est légitime, à la fois parce que la CGT est très en retard sur ce plan par rapport à la CFDT (tout comme FO, dans une moindre mesure) mais aussi parce que les cadres n’ont depuis longtemps déjà plus grand-chose à voir avec le « salariat de confiance » allié du patron. Il n’en reste pas moins qu’en l’état de décomposition actuelle de la gauche, le syndicalisme cégétiste reste la dernière organisation de masse des classes populaires, la dernière organisation structurée de façon à ce que celles-ci ne soient pas « parlées » par d’autres qu’elles. Préserver cette fonction politique cruciale suppose de se doter d’un agenda organisationnel, notamment en matière de syndicalisation, qui ne soit pas subordonné aux « formes politiques » de la démocratie sociale telles que le dispositif MARS les a instituées, c’est-à-dire dans les frontières étroites de l’entreprise et de la branche professionnelle. L’enjeu est de suivre le travail réel tel qu’il est désormais distribué le long de chaînes de valeur qui font peu de cas des segmentations professionnelles, comme l’expose très bien Jean-Marie Pernot dans un récent texte. Parallèlement, la question doit être de nouveau posée des institutions qui supportent la représentation de la classe laborieuse et organisent une véritable citoyenneté sociale. Rappelons que la mise en place du nouveau système de représentativité a justifié l’abandon des élections prud’homales. Or, après la suppression des élections à la Sécurité sociale qui représentaient le degré le plus avancé de démocratie sociale, ces élections restaient le seul cadre institué permettant d’éprouver en pratique, à travers le vote simultané de tous les salariés du secteur privé, une forme de commune appartenance salariale. Une véritable refondation de la démocratie sociale reste à l’ordre du jour, qui non seulement épouse les contours du travail vivant mais donne à celui-ci les moyens de reconquérir sa souveraineté politique.
Karel Yon
Références citées
Blavier, Pierre, Tristan Haute, et Étienne Penissat (2020), « Du vote professionnel à la grève. Les inégalités de participation en entreprise », Revue française de science politique, vol. 70, n°3-4, pp. 443-467.
Giraud, Baptiste, Karel Yon, et Sophie Béroud (2018), Sociologie politique du syndicalisme, Armand Colin, Paris.
Haute, Tristan (2018), « Évolutions du paysage syndical et du salariat : analyse des élections aux comités d’entreprise (2009-2016) », La Revue de l’Ires, n°94-95, pp. 57-90 [En ligne sur le site de l’IRES].
[1] Rapport annuel 2019 du Fonds pour le financement du dialogue social, accessible en ligne.
[2] Expressions tirées des communiqués de presse respectifs de ces deux organisations à l’occasion de la mesure d’audience 2021. On trouvera une compilation des réactions syndicales sur le site de Syndicollectif.
[3] Si tous les salariés des TPE sont automatiquement inscrits, celles et ceux qui travaillent dans des entreprises de plus 10 salariés ne sont « inscrits » que lorsque des élections professionnelles sont effectivement organisées.
[4] Le poids dans la négociation diffère de l’audience électorale car il est calculé à partir des seuls suffrages qui se sont portés sur les syndicats ayant dépassé le seuil de 8% des suffrages exprimés.