Le salaire de l’opéraïsme. Première partie (années 1960) : qu’y a-t-il de politique dans le « salaire politique » ?

par Karel Yon

Les intellectuels issus de la tradition italienne de l’opéraïsme, comme Toni Negri, Paolo Virno ou Carlo Vercellone, ont joué un rôle important dans la formulation de la revendication du revenu garanti, avec une influence notable dans les années 1990-2000 sur les mouvements de chômeur·ses et des intermittent·es du spectacle. Si ce courant, que l’on qualifie aujourd’hui plus volontiers de « post-opéraïste », utilise encore parfois le terme de salaire, le fait de lui préférer celui de revenu ou de parler d’un salaire social reflète un cheminement critique marqué notamment par une mise à distance des institutions du travail[1]. Le contraste est en effet net avec le discours opéraïste des origines, saturé de la référence au salaire, un « salaire variable indépendante »[2] qui était conçu comme « une expression de l’autonomie politique de la classe ouvrière »[3].

Plusieurs recherches récentes ont renouvelé l’intérêt pour l’analyse empirique des modes de rémunération en montrant à quel point le salaire structure, tant symboliquement que matériellement, l’engagement et le rapport au travail[4]. Le regard opéraïste ajoutait à cela un questionnement sur le rôle du salaire dans les processus de subjectivation politique, ce qu’ont prolongé les théorisations féministes du salaire au travail ménager[5]. C’est cette idée d’un usage politique du salaire qui justifie selon moi l’intérêt d’une généalogie du salaire opéraïste[6].

Dans ce texte, je présente pour commencer la place du salaire dans la théorie opéraïste des années 1960, en montrant qu’il articule alors deux concepts clé de ce courant politico-intellectuel, l’ouvrier-masse et la composition de classe (1). Je reviens ensuite plus en détail sur les fondements théoriques et contextuels de la revendication du « salaire variable indépendante » (2). J’aborde enfin les controverses qui opposent, au tournant des années 1960-70, les opéraïstes à la gauche syndicale italienne incarnée par Bruno Trentin, et permettent de mieux cerner ce qu’il y a de politique dans le salaire politique (3).

Un second texte, à paraître ultérieurement, sera consacré à l’extension du domaine du salaire dans la réflexion opéraïste, à travers la formulation de la théorie du « salaire social » dans les années 1970. Je montrerai que l’usage politique du salaire s’est élargi à cette époque à travers la théorisation de « l’autovalorisation » et la stratégie de « l’exode », mais que son contenu s’est dissous, jusqu’à la quasi-disparition du mot.

Le salaire de l’ouvrier-masse

L’opéraïsme est un courant politico-intellectuel né dans les années 1950 en Italie, qui entreprend de renouveler la théorie marxienne à partir d’une démarche d’enquête attentive aux transformations du capitalisme et de l’expérience ouvrière, tout en réaffirmant la centralité du travail ouvrier, d’où le terme d’operaismo[7]. Le recours à un italianisme plutôt que la traduction littérale en « ouvriérisme » permet d’éviter la confusion avec une posture lourdement chargée, dans le contexte français, d’anti-intellectualisme et d’un économisme antipolitique. L’opéraïsme italien est en effet tout le contraire, pour le meilleur et pour le pire : intellectualiste, anti-économiste et fondamentalement politique. Il prend initialement forme au sein d’une revue, les Quaderni Rossi, qui rassemble des dissidents venus des partis socialiste et communiste italiens et du syndicalisme, et paraît de 1961 à 1964. Selon Steve Wright, qui a retracé l’histoire politique et intellectuelle de ce courant, c’est avec le journal Classe operaia (1964-67) que s’opère « la phase classique du développement de l’opéraïsme », lequel se structure autour de quelques points : l’idée que le développement du capitalisme est provoqué par les luttes ouvrières (plutôt que l’inverse) ; l’identification du travailleur déqualifié de la grande industrie (le fameux « ouvrier-masse ») comme nouveau sujet révolutionnaire ; et, ce qui nous intéresse tout particulièrement ici, « l’accent mis sur la lutte salariale comme terrain décisif du conflit politique »[8]. Portée par divers groupes militants locaux, puis à l’échelle nationale par des organisations politiques dont Potere operaio (« Pouvoir ouvrier », 1969-73), cette insistance sur la lutte salariale constitue alors un trait distinctif de l’opéraïsme dans l’espace des marxismes critiques, à l’époque davantage portés sur les luttes autogestionnaires.

Ouvrier-masse, composition de classe et enquête 

Face à un mouvement ouvrier traditionnel jugé incapable de prendre la mesure des transformations du capitalisme et des conditions nouvelles qu’elles créent pour la transformation sociale, l’opéraïsme naît de la conviction que l’action politique doit se renouveler par un travail d’enquête à la fois théorique et empirique. La dimension philosophique sera en particulier explorée par Mario Tronti, qui entreprend dans les années 1960 de revisiter la critique marxienne de l’économie politique. La dimension empirique correspond à la démarche de l’enquête ouvrière. Le fondateur des Quaderni Rossi, Raniero Panzieri, parlait d’un « usage socialiste de l’enquête » pour défendre le mariage de la praxis marxiste avec la sociologie industrielle[9]. C’est notamment la recherche qu’il impulse à la fin des années 1950 sur les transformations du travail aux usines Fiat de Mirafiori, à Turin, recherche que poursuivra Romano Alquati dans la décennie suivante, qui fait émerger le couple conceptuel pivot de l’opéraïsme : l’ouvrier-masse et la composition de classe.

L’ouvrier-masse désigne un type de travailleur qui apparaît dès l’aube du xxe siècle aux États-Unis et dans l’entre-deux-guerres en France. En Italie, il émerge avec le « miracle économique » des années 1950 : dans les régions déjà industrialisées du Nord (autour de Gênes, Turin et Milan), l’afflux de capitaux états-uniens et la rationalisation taylorienne ont entraîné une concentration et une division accrues du travail autour du système de la chaîne de production. Cette nouvelle organisation du travail a permis l’embauche d’ouvriers sans qualification, souvent venus des régions pauvres et rurales du sud, « étrangers aux mots d’ordre productivistes et souvent ignorés par les syndicats »[10]. Les émeutes et grèves sauvages qui éclatent au début des années 1960 sont interprétées par les opéraïstes comme l’affirmation de ce nouvel acteur sur la scène politique. L’ouvrier-masse est ce nouvel ouvrier « sans qualité » des chaînes de production, culturellement étranger aux traditions du mouvement ouvrier et qui se distingue par son refus de jouer dans les règles des relations industrielles, c’est-à-dire d’accepter le leadership des organisations syndicales et la défense de revendications négociables avec le capital[11]. À travers les révoltes de l’ouvrier-masse se manifeste la dialectique de la composition de classe : les réorganisations technico-productives au sein de l’usine impliquent une nouvelle composition technique de la force de travail, laquelle va de pair avec l’émergence d’une nouvelle subjectivité politique.

La composition de classe est conçue comme une version sociologiquement informée de la conscience de classe, une version plus solidement matérialiste du vieux couple marxiste classe en soi / classe pour soi. Plutôt que de considérer la relation, typique du schéma de la conscience de classe, entre une potentialité inconsciente et une actualité consciente, la composition de classe s’appuie sur l’ambivalence du terme pour tracer une corrélation entre la façon dont une classe est composée, c’est-à-dire matériellement constituée (sa composition technique), et la façon dont elle se compose, c’est-à-dire combine activement les différentes parties d’elle-même pour construire un tout (sa composition politique)[12]. Au schéma fréquemment idéaliste de la conscience de classe, selon lequel la portée révolutionnaire de l’agir ouvrier résulte d’un travail d’éducation politique, celui de la composition de classe repose sur l’idée que la subjectivité révolutionnaire ne dépend pas d’une vision du monde préexistante mais se construit dans l’expérience directe des antagonismes. Une hypothèse centrale de la notion de composition de classe est ainsi celle de la relation étroite entre formes de production et formes de lutte. « L’expérience prolétarienne »[13] de l’ouvrier spécialisé intégré à la machinerie productive, nié dans son individualité, exploité comme pure force de travail interchangeable, implique en effet de nouvelles façons de « faire classe » : les ouvriers « contestent moins l’autorité patronale qu’ils ne s’en libèrent immédiatement en instaurant un rapport de force, en faisant passer les sociabilités auxquelles la grève et l’oisiveté consécutive donnent lieu au premier plan »[14]. « Sous le coup de la déqualification, l’attachement au travail s’est de la sorte retourné en refus du travail »[15], comme l’expriment les formes éruptives de lutte qui sont alors privilégiées : grève sauvage, émeute, démission sans préavis ou sabotage.

La démarche opéraïste se distingue ainsi par son souci de produire une sociologie politique du travail industriel et des comportements de classe attentive aux conditions technico-matérielles de formation des attitudes et des luttes ouvrières. Mais elle est tout aussi critique du déterminisme économique qui fait de la conscience de classe un simple reflet de la position dans la division du travail et le processus de production. Se distinguant des analyses de la sociologie industrielle française et notamment de la façon dont Serge Mallet, dans son livre La Nouvelle classe ouvrière[16], fait des techniciens l’aile avancée par nature de la lutte autogestionnaire, les travaux d’Alquati mais aussi de Sergio Bologna insistent sur le fait que c’est dans le cours de la lutte que se construisent les sujets politiques. Par conséquent, l’intervention politique marxiste ne consiste pas dans la transmission, depuis l’extérieur, d’une idéologie révolutionnaire, et encore moins dans l’attente que le développement des forces productives fasse advenir une classe ouvrière mature et consciente d’elle-même, mais dans l’accompagnement des luttes ouvrières et la production, en situation, d’une réflexivité collective susceptible de renforcer l’autonomie politique du travail face au capital, grâce à cette pratique militante de l’enquête qu’Alquati rebaptise « co-recherche »[17]. On comprendra dans ce cadre l’importance donnée, à côté de l’étude des formes de luttes, à celle des revendications qui les accompagnent. Celles-ci ne sont pas seulement conçues en réponse à des besoins objectifs mais comme des éléments-clés qui orientent les processus de subjectivation politique.

Le salaire comme revendication politique

Comme d’autres groupes les ayant inspirés dans cette démarche (Socialisme ou Barbarie en France, Correspondence aux États-Unis), les opéraïstes fondent leur réflexion sur le recueil du matériau vivant des luttes sociales. Si les analyses du début des années 1960 insistaient sur le « refus de revendiquer » des ouvriers, elles notaient déjà l’apparition d’un usage « provocateur » de la revendication salariale : des ouvriers en grève qui exigent des augmentations massives et égales pour tous, tout de suite, en sachant très bien que les syndicats seront incapables d’y parvenir[18]. Cet usage de la revendication salariale est analysé comme un simple moyen tactique de faire durer la grève, un moyen d’empêcher que celle-ci puisse être traduite en revendications intégrables dans le jeu des relations professionnelles. Il exprime également le profond égalitarisme de la « masse compacte » des ouvriers non qualifiés, que traduisent aussi d’autres revendications portant davantage sur la structure des salaires, comme le refus des divisions entre ouvriers qualifiés et non qualifiés ou entre ouvriers et employés qui sont inscrites dans les conventions collectives. Cet égalitarisme s’exprime aussi dans les formes d’action. En s’organisant en assemblées ou comités de base prenant le contrôle direct de la lutte, ces conflits remettent en cause tant le leadership que le discours revendicatif des ouvriers de métier, lesquels forment alors l’ossature des organisations syndicales.

Potere Operaio (1972) di Nanni Balestrini – crédit: Edoardo Tacconi

À la fin de la décennie, l’usage disruptif de la revendication salariale prend un relief nouveau dans le discours opéraïste. Sous l’influence des thèses de Mario Tronti (voir infra) et face au regain de la conflictualité usinière, la « thématique du salaire » est désormais considérée comme un moyen de franchir un seuil qualitatif dans la lutte des classes. Le mai-juin 1968 français le confirme aux yeux des opéraïstes. Dans une analyse à chaud publiée en juillet de la même année en Italie, Sergio Bologna et Giairo Daghini considèrent la revendication du salaire minimum à 1 000 Francs par mois, portée par les OS de Renault Billancourt, comme « une des exigences politiques les plus significatives » de ces travailleurs, non seulement parce qu’elle permet « l’unification » de la classe, mais aussi parce qu’elle implique « une pression consciente en vue d’augmenter le coût du travail, de mettre en crise le Plan. Renault, modèle du néocapitalisme français, devient sous cet aspect la pointe la plus avancée de l’élan politique de classe »[19].

Prenant le contre-pied d’autres groupes gauchistes qui retiennent du printemps 68 les expériences de contrôle ouvrier et d’autogestion, les opéraïstes mettent l’accent sur la centralité politique des revendications « matérialistes » sur les salaires. Dans son journal, le groupe opéraïste de Vénétie écrit en 1968 : « le terrain politique sur lequel se mesure aujourd’hui le rapport de force entre ouvrier et capitaliste est celui de l’usine, et le rapport salaire-productivité est la clé du fonctionnement global de la société capitaliste. Ce qui hier était économique est aujourd’hui le seul réel terrain politique ; ce qui hier était politique est aujourd’hui devenu apparence »[20]. Les militants du même groupe, qui intervenait depuis quelques années auprès des ouvriers du complexe pétrochimique de Porto Marghera, reprendront l’idée d’une augmentation uniforme de 5 000 lires à l’été 68, alors que s’ouvrent des négociations dans l’industrie chimique. La popularité de la revendication est telle qu’elle contraint la CGIL à la reprendre à son compte[21]. De l’automne 1968 à l’automne 1969, le « mai rampant » italien est marqué par le développement de ces mouvements hors des syndicats qui marquent l’entrée en lutte des ouvriers spécialisés et remettent en cause les systèmes négociés de classifications au nom de l’égalitarisme, contraignant les organisations syndicales à tenir compte de cette nouvelle donne[22]. Au cours de l’automne chaud, l’accent mis sur le salaire par les opéraïstes regroupés à Rome autour du journal La Classe leur permet ainsi de gagner l’attention d’ouvriers habituellement indifférents à la rhétorique gauchiste : « Pour ces ouvriers, parler de salaires plus élevés et de cadences de travail plus lentes était plus concret que ne l’était généralement la propagande gauchiste »[23].

Anatomie du salaire

Ces développements sont particulièrement visibles au sein des usines Fiat de Mirafiori à Turin, un complexe de 50 000 ouvriers, équivalent italien du Billancourt français. Nanni Balestrini les a consignés dans un chapitre de son roman Nous voulons tout, publié pour la première fois en 1971[24]. En tant que composition littéraire, le texte ne livre pas de construction théorique globale et cohérente. À la manière de Balestrini, il s’agit d’un collage d’extraits de tracts, d’articles de presse ou d’entretiens, prélevés directement auprès des ouvriers de Mirafiori[25]. Le texte n’en esquisse pas moins une analyse opéraïste du salaire. Sa portée théorique est d’ailleurs toujours reconnue par des groupes militants se revendiquant du marxisme autonome, qui le mettent à disposition en ligne, parmi d’autres réflexions critiques sur le travail[26].

Le texte s’attarde dans un premier temps sur la structure duale du salaire, avec d’un côté le « salaire de base » qui correspond au salaire horaire et de l’autre toute la part variable. C’est d’abord sur cette part variable que se concentre la critique : il s’agit de la part de la rémunération qui est conditionnée au zèle de l’ouvrier et à l’appréciation de ses chefs. En d’autres termes, elle produit autant qu’elle mesure l’obéissance ouvrière à l’ordre industriel. On trouve là une première dimension de la critique opéraïste du salaire, qui insiste sur le lien indissociable entre sa fonction économique, la seule que retienne en général l’économie orthodoxe (le salaire comme mécanisme incitatif), et sa fonction politique de dispositif disciplinaire. Est donc d’abord affirmée l’idée que le salaire de base devrait être le seul salaire, la seule base légitime pour payer l’ouvrier : le salaire au temps plutôt que le salaire au zèle, le salaire objectivé dans les heures passées au travail plutôt que le salaire soumis à l’appréciation subjective des chefs, le paiement automatique du travail abstrait plutôt que la récompense conditionnelle du travail concret.

L’analyse aborde ensuite « la structure verticale du salaire » qui renvoie à la hiérarchie du « système des qualifications et des catégories, et des autres instruments que le patron utilise à tour de rôle pour diviser ses ouvriers entre eux […]. Tout ça paie la différence de qualité du travail fourni par les ouvriers »[27]. Ici se manifeste davantage la spécificité de la critique opéraïste, une critique qui se veut ajustée au point de vue de l’ouvrier-masse : au sein de la grande usine rationalisée, la complexité de la force de travail n’est plus un attribut individuel lié à des savoir-faire de métier, mais un résultat de la division du travail ; la socialisation du processus de production est telle que chaque travailleur contribue avec le même degré de nécessité au cycle productif[28]. Les différenciations salariales fondées sur le poste de travail sont donc illégitimes. Tout comme est illégitime la distinction par « le statut, c’est-à-dire la division, faite par le patron, des forces de production en deux secteurs. Les ouvriers d’un côté, les employés et techniciens de l’autre »[29].

Toutes les divisions basées sur « la qualité du travail », autrement dit les formes diverses de qualification, sont dès lors rejetées. Les qualifications instituées par la négociation collective sont mises dans le même sac que les promotions au mérite et les dessous-de-table, c’est-à-dire des différenciations objectivées et d’autres subjectives, en tant qu’elles renvoient toutes in fine à une seule et même rationalité, celle de la production capitaliste. Elles sont considérées comme des différences imposées par le patron (induites par la rationalité de la division capitaliste du travail), avec la complicité des organisations ouvrières :

« ce fait que le type de travail que fait un ouvrier a une valeur différente, qu’il est payé plus ou moins que le travail d’un autre ouvrier, ça, c’est une invention capitaliste. C’est les patrons qui ont inventé ça, pour avoir en main un autre instrument de contrôle politique sur la classe ouvrière. Et n’oublions pas que le parti et le syndicat aussi sont d’accord avec cette invention capitaliste. Pour eux aussi, il est juste que le pognon que reçoit un ouvrier soit basé sur la différence de qualité du travail qu’il fait »[30].

Ces différenciations statutaires sont présentées comme totalement étrangères aux ouvriers : « les objectifs des ouvriers, c’est uniquement le nécessaire économique et matériel, leurs besoins vitaux, […] ils se foutent complètement des exigences des patrons »[31]. C’est l’attitude de l’ouvrier-masse, esclave salarié enchaîné matériellement à son travail, pas celle de l’ouvrier qualifié symboliquement attaché à celui-ci : « cet argent, nous en avons besoin pour vivre dans cette société de merde. […] Parce que nous ne voulons pas passer la moitié de notre vie à l’usine. Parce que le travail est malsain »[32]. Dans un article paru en février 1968 dans la revue Contropiano, Mario Tronti a parlé de la « Rude race païenne, sans idéals, sans foi et sans morale » : ce que les intellectuels opéraïstes retiennent du contact avec les ouvriers à la porte des usines, c’est l’ancrage fondamentalement matérialiste de la lutte ouvrière, qui ne s’encombre aucunement de valeurs ou d’idéaux : « Pas la moindre adhésion à l’enrichissez-vous bourgeois, mais le mot salaire comme réplique politique objectivement antagoniste au mot profit »[33].

Si le chapitre de Balestrini s’ouvre sur la distinction entre bonne et mauvaise part du salaire, il se poursuit par un rejet de la logique même d’un salaire qui soit la contrepartie du travail et par la mise en avant d’une autre logique de rémunération, celle d’une « garantie de salaire »[34] indépendante de la productivité. Ce salaire garanti[35] est présenté comme une revendication politique clé pour deux raisons. Premièrement, parce qu’il déconnecte le revenu du contrôle politique des patrons. Deuxièmement, parce qu’il fait dérailler le plan capitaliste, dans la mesure où les augmentations de salaire déliées d’une augmentation de la production (à l’encontre de la « politique des revenus » alors à la mode dans le capitalisme administré) attaquent directement le taux de profit[36]. En refusant d’autolimiter leurs revendications salariales et de les plier aux logiques de la rationalisation, les ouvriers s’affrontent ainsi directement à l’ordre industriel : non seulement à la domination des patrons mais aussi à un système plus large dans lequel prennent place les institutions traditionnelles du mouvement ouvrier, partis et syndicats. Dans leur lutte pour un « salaire garanti, indépendant de la productivité »[37], les ouvriers se retrouvent en effet face au syndicat, « qui fait la putain pour aller négocier avec le patron quelques sous en plus pour l’ouvrier », lequel « devient lui aussi un instrument de contrôle politique sur la classe ouvrière. Dans la lutte pour ses objectifs économiques et donc politique, la classe ouvrière finit toujours par trouver en face le syndicat »[38].

Un salaire hors de la raison économique

Les analyses consignées par Balestrini font écho à celles produites peu de temps auparavant par Mario Tronti et compilées dans Ouvriers et capital, la sommequi fonde théoriquement cette ligne politique[39]. Revenir sur le contenu de la réflexion trontienne, mais aussi sur le contexte dans lequel elle a pris forme, permet de comprendre la centralité stratégique d’une revendication salariale formée hors de la raison économique.

Une critique en acte de l’économie politique

La théorie du salaire variable indépendante vient conforter la réappropriation opéraïste de la critique de l’économie politique marxienne, une lecture fondamentalement anti-économiciste de la loi de la valeur. Selon Tronti, chez Marx « la valeur est un concept politique au même titre que l’exploitation. Il ne laisse pas de place à “l’économie” en tant que catégorie séparée et a fortiori dominante »[40]. Dans ses « Premières thèses », il consacre de nombreuses pages à la théorie marxienne de la valeur-travail, expliquant ainsi : « Pour Marx, la valeur-travail est une thèse politique, un mot d’ordre révolutionnaire ; et non une loi de l’économie ou un moyen scientifique d’interprétation des phénomènes sociaux ; ou plutôt elle est ces deux dernières choses sur la base des deux premières et comme leurs conséquences »[41]. À l’encontre du marxisme orthodoxe dissociant le plan de la rationalité économique, marqué par une forme de développement irrépressible des forces productives, et le plan de l’action politique, seul terrain véritable de la lutte révolutionnaire à travers la conquête du pouvoir d’État, il défend l’idée que c’est au contraire au cœur de la production, au cœur de l’usine, que se joue le combat politique décisif, car c’est là où se noue le rapport social capitaliste, là où le travail produit le capital. C’est sur ce socle que se construira la revendication du salaire garanti, en tant qu’elle permet à la classe ouvrière d’exprimer sa volonté autonome et son rejet du capitalisme depuis le lieu-même de la production. Les « “formes innombrables” prises par le salaire » deviennent ainsi le principal indicateur du développement capitaliste autant que de l’affirmation politique de la classe ouvrière[42].

La réflexion trontienne sur le rôle politique du salaire se forme dans l’analyse de deux tournants de l’histoire du capitalisme : l’instauration de la journée de travail normale dans l’Angleterre du xixe siècle et l’expérience du New Deal aux États-Unis. La première séquence montre comment la lutte collective de la classe ouvrière, en imposant la législation sur la journée de travail, a contraint le capital à révolutionner son propre mode de production en passant de la survaleur absolue, c’est-à-dire « la survaleur produite par allongement de la journée de travail »[43], à la survaleur relative, obtenue par l’accroissement de la productivité du travail. Le capital réagit à l’action ouvrière en transformant sa composition interne, ce qui en retour transforme la composition de la classe ouvrière : une « différence [qui] constitue bel et bien un saut d’ordre politique » et marque « le départ d’une réaction en chaîne de révolutions du procès de travail »[44]. La seconde séquence engendre un approfondissement de la socialisation du rapport capitaliste. Face à la crise économique de 1929, la combinaison des luttes ouvrières et de l’intervention de l’État parvient à imposer au capital, là encore contre lui-même, la « révolution capitaliste » dont Keynes rédigera ensuite le manuel[45] : une mue qui relance son développement tout en y intégrant plus étroitement la classe ouvrière et en modifiant à nouveau sa composition. L’organisation centralisée du capital et l’organisation centralisée de la classe ouvrière (sous la forme du syndicalisme industriel) se nourrissent ainsi dialectiquement. La nouvelle configuration du système de relations industrielles « à l’américaine » associant managers, syndicats et médiations gouvernementales se substitue au collective bargaining « à l’anglaise » qui opposait patron et syndicat.

L’institutionnalisation progressive du rapport salarial, d’abord grâce à la mise en place d’une législation sur le temps de travail, ensuite grâce à l’intervention régulatrice de l’État qui crée les conditions pour que les hausses de salaire s’inscrivent dans le cycle vertueux d’une production tirée par la consommation, témoigne ainsi du caractère éminemment politique des luttes pour le salaire, qui partent du point de production pour se résoudre sur le terrain de l’État, avant de transformer en retour les conditions de la production. Dans le néo-capitalisme de l’après-Seconde Guerre mondiale, les rendez-vous périodiques pour la renégociation des contrats collectifs deviennent ainsi un épisode majeur de la lutte des classes. Elles concentrent la conflictualité gréviste pendant la phase de renégociation des conventions, renforçant le caractère d’enjeu politique national des revendications salariales, a fortiori quand prévalent des clauses de « paix sociale »[46].

Le salaire « variable indépendante »

C’est parce que le système italien de relations professionnelles est très proche du schéma étatsunien que celui-ci est une référence centrale pour les opéraïstes. Contrairement à la France, où un Salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig) a été instauré par la loi du 11 février 1950 (transformé en 1970 en Salaire minimum interprofessionnel de croissance, Smic), l’État n’intervient pas dans la définition des salaires[47]. Les minima sont généralement établis par la négociation de branche et varient en outre selon les régions. Si l’État italien a initié une politique d’emploi avec la Cassa integrazione guadagni, un fonds public créé en 1954 pour accompagner les restructurations industrielles, il reste plus en retrait dans la sphère des relations professionnelles, qui reposent avant tout sur l’autorégulation par la négociation collective. À partir de 1962-63 est même mis en place un système de « négociation articulée » par lequel des accords-cadres, conclus à l’échelle nationale, ouvraient la possibilité de négociations ultérieures à un échelon inférieur, notamment celui de l’entreprise. Ce système entendait figer les différents niveaux de compétence et reposait sur l’idée de « trêve contractuelle », entendue comme « l’engagement, pour la durée du contrat, de ne pas soulever à nouveau, avec recours à l’action directe, des questions ayant fait l’objet d’accords entre les parties »[48].

À la lumière de ce contexte, on comprend mieux la formulation de la revendication du « salaire variable indépendante »[49] qui, comme le rappelle Tronti dans un ouvrage récent, est à l’origine une revendication syndicale[50]. Élaborée par l’économiste italien Piero Sraffa[51], elle est reprise dans un article de 1967 par un syndicaliste de la CGIL, Luciano Lama[52]. Selon Sraffa, qui théorise une loi de la valeur des biens indépendante de l’offre et de la demande, le salaire ne peut être considéré ni comme une variable dépendant des opérations de marché, ni comme un coût avancé par l’employeur, mais comme une fraction du revenu national[53], à ce titre redevable de choix politiques. Pris en tenailles entre l’État et le patronat qui cherchaient avant tout à contenir la poussée inflationniste des revendications salariales, et les grèves sauvages qui réclamaient une plus grande part des fruits de la croissance, les syndicalistes trouvent dans cette théorie un moyen de défendre la liberté de revendication et de négociation sur les salaires. Revendiquer le salaire variable indépendante revient pour eux à défendre « une “variable indépendante” de politique salariale »[54], contre toute tentative d’en poser a priori les limites au nom des « nécessités économiques » : une théorie qui ménage au syndicat une marge de manœuvre autonome en reconnaissant dans le même temps, et le bien-fondé de la discussion macroéconomique sur les salaires, et la liberté d’action ouvrière[55]. Reprenant la revendication syndicale du « salaire variable indépendante », les opéraïstes en réorientent la logique politique en avançant que la lutte autonome pour les salaires ne doit pas seulement être indépendante de la politique des revenus mais orientée contre la logique même de cette politique, utilisée comme un bélier pour briser le « plan du capital ». Ce que Tronti, au milieu des années 1960, résume en ces termes : « Dans le capitalisme moderne, la lutte politique du point de vue ouvrier est celle qui tend consciemment à mettre en crise le développement capitaliste dans ses mécanismes économiques »[56].

Dans un texte de 1998, le philosophe Paolo Virno, lui-même ancien militant de Potere Operaio, est revenu sur cette logique de mise en crise par le salaire. Selon lui, avec des slogans tels que « salaire dissocié de la productivité », « salaire comme variable indépendante », « plus d’argent, moins de travail », les luttes ouvrières italiennes de 1968-69 ont mis en crise « le système même du travail salarié et de ses unités de mesure ». L’irrationalité économique (du point de vue capitaliste) de ces revendications permettait de rompre « l’illusion d’optique selon laquelle le salaire serait la compensation du travail », et par la même occasion de remettre en question le caractère de marchandise de la force de travail. « De la seule manière possible, précise-t-il : en en augmentant le coût, en créant une démesure continue (qui renvoie à une incommensurabilité) ». Et de ramener ainsi le salaire à son véritable statut d’enjeu politique, d’enjeu de pouvoir. On est donc là encore dans l’idée que la revendication salariale à l’excès vaut comme une affirmation, strictement antagoniste, de l’autonomie ouvrière. Elle est une déclaration de souveraineté ayant « une valeur symbolique analogue à la trinité de 89 : “Liberté, égalité, fraternité” ».

De leur analyse des formes du salaires, les opéraïstes tirent ainsi deux conclusions : parce que la régulation du capitalisme dépend fondamentalement du rapport salarial, c’est seulement sur ce terrain du salaire que la subversion de l’ordre capitaliste est possible ; et si l’organisation collective de la classe ouvrière sous forme de syndicats a permis d’opérer le saut politique nécessaire à la défense de ses intérêts, ces mêmes institutions collectives ont désormais acquis un rôle fonctionnel au sein du cycle keynésiano-fordiste, ce qui les rend inaptes à la lutte révolutionnaire. Assimilant le travail à l’activité productive prise dans les rapports sociaux capitalistes, ils considèrent que la classe ouvrière tend désormais à rejeter, dans un même mouvement, le patron, l’usine et les syndicats qui leur sont solidaires : c’est le refus du travail.

Le « refus du travail » plutôt que sa libération ?

Dans le contexte italien des années 1960-70, l’intervention opéraïste ne se positionne pas seulement contre la stratégie communiste orthodoxe qu’incarne la direction du PCI. Elle se définit aussi par rapport aux positions rénovatrices de dirigeants syndicaux qui entendaient eux aussi replacer le lieu de production au centre de la lutte politique, le plus célèbre d’entre eux étant Bruno Trentin[57]. Cette gauche syndicale partage les analyses de Raniero Panzeri et des Quaderni Rossi quant à la nature du néocapitalisme. Elle rejoint les opéraïstes dans leur critique du postulat de la neutralité des forces productives et de la vision apologétique du progrès technico-scientifique qui domine le mouvement ouvrier, et cherche également à politiser les relations de production au sein de l’usine, mais d’une autre manière : non pas en poussant la lutte salariale dans le sens du refus du travail, mais en agissant pour libérer le travail.

Les syndicalistes se rebiffent

Dans son maître-ouvrage La Cité du travail[58], Bruno Trentin est revenu sur la critique de l’idéologie productiviste et son hégémonie au sein de la gauche sociale et politique. Remontant à Lénine, il montre que la plupart des dirigeants du mouvement ouvrier, fascinés par le taylorisme, y ont vu une force objective devant permettre le meilleur développement des forces productives[59]. L’organisation (scientifique) du travail étant jugée bonne en soi, ils ont accepté le commandement patronal de la production, considérant que la lutte politique pour l’émancipation de la classe ouvrière se jouait hors de la sphère économique, à travers l’action des partis et la conquête de l’État. À l’encontre de cette vision, les années 1960-70 ont été marquées par un rejet massif de la division du travail capitaliste, la résurgence de formes d’auto-organisation et l’exploration de nouveaux champs revendicatifs remettant en cause la séparation entre l’économie et la politique. Alors que les opéraïstes voient dans la revendication salariale le principal vecteur de cette repolitisation de la production, Trentin met au contraire l’accent sur les luttes autour de l’organisation du travail et de la gestion, tout en disqualifiant le « salarialisme » des opéraïstes qu’il analyse comme un symptôme de la domination de la rationalité taylorienne.

Un chapitre entier de La Cité du travail est ainsi consacré à la critique des thèses opéraïstes[60]. Trentin reproche à la « théorisation [opéraïste] de la révolte sociale au nom d’un salaire “politique”, irréductible aux règles et aux contraintes de la compatibilité du système capitaliste », d’être fondée sur une figure idéalisée de l’ouvrier-masse, « pur et sans passé ». L’idée selon laquelle, dans le néocapitalisme, l’ouvrier aurait été réduit à n’être qu’une pure force de travail, relève selon lui d’une « métaphysique fordiste mise au service d’un “rebellionisme” soumis à la suprématie du capital ». Il considère la ligne opéraïste comme une théorie du conflit social élaborée par des intellectuels qui y « avaient surtout participé en tant que spectateurs », un économisme vulgaire enrobé de justifications intellectuelles sophistiquées, mais dont les conclusions politiques – le rejet des syndicats qui prétendaient intervenir dans la gestion de l’économie et de l’État – rejoignaient en pratique les forces conservatrices ayant toujours voulu réduire l’action syndicale à sa dimension distributive, depuis les syndicalistes modérés soucieux de se maintenir à l’écart des affaires politiques, jusqu’aux « organisations patronales, occupées depuis des décennies (elles aussi !) à ramener à la question du salaire toutes les questions sociales ».

Trentin est, à l’époque du mai rampant italien, le secrétaire général de la fédération CGIL des métaux (FIOM). Il défend alors de fortes augmentations de salaires, mais selon un pourcentage variant avec la qualification, qu’il considère comme une conquête ouvrière, et dénonce la démagogie des augmentations indifférenciées. L’ensemble des syndicats ont été percutés par les révoltes ouvrières des années 1960 et s’y sont opposés dans un premier temps. On l’a déjà souligné, les opéraïstes encourageaient ce mouvement de rupture par une critique radicale du système des qualifications, qu’ils considéraient comme une adaptation du travail ouvrier aux besoins de la production capitaliste et comme le support d’inégalités injustes entre travailleurs[61]. Les syndicats vont progressivement s’inspirer des revendications égalitaristes des luttes d’usine pour redéfinir le sens des qualifications, réussissant notamment, « vers la fin de l’année 1969, à présenter de façon unitaire des plateformes revendicatives qui, à la fois, tenaient compte des exigences égalitaires des O.S. (réduction du nombre de niveaux de qualification, classements similaires des ouvriers et des employés) et présentaient une thématique originale, axée sur la capacité professionnelle qui permettait d’évaluer et de classer le savoir-faire des ouvriers »[62]. En pratique cependant, les luttes d’usine demandaient rarement l’abolition pure et simple des qualifications. Elles visaient surtout à réduire le pouvoir discrétionnaire des employeurs dans leur attribution et à dépasser le principe d’une qualification des postes de travail – ce que symbolisait le système de la job evaluation – pour faire en sorte « que la carrière, même ouvrière, soit irréversible»[63]  – ce qui, pour le dire en passant, n’est pas étranger au principe de la qualification personnelle telle qu’elle sera popularisée en France au début des années 2010[64]. Ainsi l’Assemblée autonome de Porto Marghera fait-elle la proposition, en 1972, de « susciter l’idée d’une qualification liée à l’ancienneté [pour] en faire un moment de rupture de la mécanique du contrôle patronal à travers les chefs »[65]. L’idée d’une « progression automatique entre qualifications » devient à cette période une des principales revendications de l’Assemblée, avec les « augmentations de salaires égales pour tous » et la « diminution de la durée du travail avec les 36 heures »[66].

Si Bruno Trentin ne néglige pas l’importance des revendications salariales, il considère que ce qui donne à l’action syndicale un contenu politique se trouve ailleurs, dans la lutte pour l’obtention de nouveaux droits et libertés dans le travail. Les luttes sociales de la fin des années 1960 ont selon lui avant tout exprimé une volonté de « changer la façon de travailler » : « En ces années, on contestait, pour la première fois depuis l’expérience des conseils de gestion de l’immédiat après-guerre, le monopole de la décision que l’entreprise revendiquait à son propre avantage en matière d’organisation du travail »[67]. L’action syndicale apparaît dès lors comme un moyen de conquérir l’autonomie de l’intérieur même du travail, en permettant aux ouvriers de prendre conscience de leurs compétences propres, de faire l’expérience de leur capacité à gérer et de remettre ainsi en cause la division sociale du travail. La défense des qualifications s’inscrit dans ce cadre, en tant qu’elles constituent le moyen de contraindre l’employeur à reconnaître la « professionnalité » ouvrière[68].

Limites et impensés du « salarialisme » opéraïste

Le ton ouvertement polémique de Trentin est typique des stratégies engagées par les porte-parole attitrés de la classe ouvrière pour défendre leur position face aux tentatives de faire émerger une parole concurrente[69]. Il ne rend pas justice à la démarche opéraïste. Loin des intellectuels coupés des masses, l’opéraïsme a en effet contribué à mettre sur pied des espaces d’intervention et de réflexivité politiques originaux, alliant des militants intellectuels extérieurs aux usines (étudiants et universitaires) à des noyaux ouvriers combatifs en leur sein, espaces auxquels des syndicalistes participèrent à l’origine. Vittorio Foa, militant de la gauche socialiste italienne, responsable du bureau d’études de la CGIL auprès de qui Trentin a commencé sa carrière syndicale[70], fut par exemple de l’aventure des Quaderni Rossi[71].

Là où Trentin vise plus juste, c’est dans la mise en cause de la centralité politique donnée à l’ouvrier-masse, présumé « pur et sans passé ». La doctrine opéraïste du tournant des années 1960-70 fonctionne encore selon un schéma avant-gardiste, soucieuse d’identifier le sujet politique susceptible de provoquer l’effondrement révolutionnaire. Les études historiques portant sur les luttes ouvrières et syndicales dans l’Italie des années 1960-70 montrent que la réalité est plus complexe. Si les O.S. méridionaux de la Fiat sont vierges de toute socialisation usinière ou syndicale préalable, ils n’apportent pas moins avec eux des expériences de lutte ou d’organisation. Reprenant les observations du syndicaliste Vittorio Foa qui soulignait l’importance des traditions organisationnelles des ligues du Mezzogiorno, les historiens Diego Giachetti et Marco Scavino évoquent ce « mythe du “bon sauvage”, de l’ouvrier méridional pas encore contaminé par le jeu de la politique et de la bureaucratie syndicale », auquel souscrivaient pour des raisons différentes – les uns pour le déplorer, les autres pour le glorifier – les militants syndicalistes, communistes et opéraïstes[72]. En d’autres termes, les formes de lutte horizontales et les revendications égalitaristes s’expliquent davantage par le heurt de la confrontation entre l’organisation du travail industriel et les trajectoires et propriétés sociales des nouveaux ouvriers qu’elles n’expriment une sorte d’hypothèse ontologique d’extranéité radicale de l’ouvrier-masse à la logique du capital[73].

Du reste, les luttes de 1969 à la Fiat, qui seront par la suite constituées en événement fondateur et emblématique de la révolte de l’ouvrier-masse, impliquèrent des segments hétérogènes de la main d’œuvre ouvrière. La chronique précise du mouvement à la Fiat souligne ainsi le rôle décisif joué dans son déclenchement en mai 1969 par les ateliers Auxiliaires, un secteur chargé de la maintenance et de la réalisation de pièces spécifiques complexes où prédominaient les ouvriers qualifiés, et « un des rares secteurs de l’usine où existait réellement présent un réseau d’organisations ouvrières, surtout liées au PSIUP »[74]. Cette hétérogénéité sociale et politique, au cœur même du berceau de la figure de l’ouvrier-masse, se traduira aussi par des rapports très variés au principe de la représentation, que les chantres de l’autonomie ouvrière rejetaient par principe.

En outre, les luttes ouvrières de l’époque ne se réduisaient ni à celles des OS, ni à celles de l’industrie automobile, toutes deux résumées dans l’histoire mythique de la Fiat. Et ce sont des figures ouvrières très différentes qui apparaissent en première ligne de la contestation dans d’autres segments de l’industrie italienne. Ainsi dans le complexe pétrochimique de Porto Marghera, considéré comme un autre bastion de l’opéraïsme, ce sont les techniciens qui sont le moteur des luttes ouvrières[75]. La croissance rapide de ce complexe industriel a certes profondément bouleversé la composition de la force de travail, ainsi que le rapport aux syndicats. Comme à la Fiat, c’est une main d’œuvre d’origine rurale qui peuple les usines, mais ce sont des migrants pendulaires provenant des villages environnants de Vénétie. Comme à la Fiat, la présence syndicale est faible, mais moins en raison du paternalisme usinier que du cléricalisme clientélaire de la démocratie chrétienne dominant le territoire et l’accès aux embauches. Mais à la différence de la Fiat, une main d’œuvre beaucoup plus qualifiée de techniciens prédomine dans les procès productifs, qui combine le « refus du travail » à des formes plus classiques de contrôle ouvrier, et dont le rapport aux syndicats est plus complexe et mouvant qu’un simple rejet : certains se détachent du syndicalisme et y reviendront par la suite par le biais de l’institution des délégués[76], réinventant – pour reprendre les mots d’un témoin de l’époque – un « syndicalisme radical » inscrit dans le sillage des conseils d’usine célébrés par Gramsci dans les années 1920[77].

L’autre critique pertinente de Bruno Trentin porte sur le caractère écrasant du « salarialisme » opéraïste, conduisant à masquer d’autres enjeux des luttes ouvrières. Là aussi, le cas de Porto Marghera est éclairant, moins pour donner raison à Trentin que pour distinguer le discours opéraïste produit par les groupes politiques tels Potere operaio, et la pratique des luttes ouvrières, beaucoup plus diverse. Non seulement les luttes salariales s’articulent étroitement avec celles pour la santé au travail, mais celles-ci ont de surcroît été largement rendues possibles par cette jonction entre militants de l’intérieur et de l’extérieur qu’a permis le dispositif opéraïste. Le témoignage de Gianni Sbrogio, ancien technicien dans une usine de Marghera, ancien militant de Potere Operaio et de l’autonomie ouvrière, décrit ainsi une situation à front renversé du tableau dépeint par Trentin, avec des militants opéraïstes reprenant le slogan « la santé ne s’achète pas » pour marquer leur refus d’échanger contre des primes la nocivité inhérente aux produits fabriqués et aux méthodes de production[78]. De même, le sociologue Devi Sacchetto souligne que les réseaux opéraïstes ont permis aux ouvriers mobilisés de Porto Marghera de nouer une « relation de plus en plus étroite […] avec les étudiants et les assistants de l’Institut de médecine de Padoue » qui, par l’organisation de contre-visites médicales, la production d’une contre-expertise sur la nocivité, la légitimation du refus du travail par la distribution d’arrêts maladie permettant d’organiser « un absentéisme collectif », a contraint les syndicats locaux à sortir du déni[79]. Le même ouvrage évoque aussi la constitution de comités contre l’insalubrité qui, plutôt que d’agir en surplomb des situations de travail et de négocier les « concentrations maximales acceptables » de substances toxiques, consistaient en des « noyaux organisés d’ouvriers qui font cesser les tâches dangereuses »[80]. Les militants de l’autonomie ouvrière développèrent ainsi une forme d’action directe pour protéger la santé au travail, en posant le problème des rythmes de travail, des effectifs et surtout d’une réduction de la durée du travail. Dans cette perspective, le salaire garanti devenait aussi une revendication au service des luttes pour la santé, puisque les comités ouvriers revendiquaient la suspension du travail avec continuité du salaire pour la mise aux normes des ateliers jugés insalubres par les ouvriers[81].

À rebours des mobilisations ouvrières concrètes, la théorisation opéraïste des luttes du tournant des années 1960-70 procédait ainsi selon un double réductionnisme sociologique et politique : réduction sociologique d’une composition de classe hétérogène à la figure « chimiquement pure » de l’ouvrier-masse, et réduction politique du pluralisme revendicatif à la seule thématique jugée révolutionnaire, celle du salaire. Une posture qui, chez Tronti, conduit à retenir les éléments empiriques qui confortent la théorie plutôt qu’à confronter la théorie à la réalité empirique, et que Toni Negri radicalisera par la suite en faisant du « travail vivant » le sujet politique générique ajustable à n’importe quelle réalité empirique.

Deux formes de politisation du travail

La polémique entre la gauche syndicale incarnée par Trentin et la gauche extra, voire antisyndicale des opéraïstes a le mérite de mettre en lumière des conceptions différenciées de la politique et, avec elles, de la place que la question salariale y occupe. Pour Bruno Trentin, la politique est pensée en positif comme un ensemble de droits de participation qui sont à conquérir dans la sphère de la production. Tout en reprenant la vieille distinction marxienne entre droits réels et droits formels, il défend la « priorité stratégique d’une véritable réforme de la société civile »[82]. Il ne s’agit pas tant de résoudre la contradiction entre droits formels et droits réels (laquelle passe généralement par la lutte contre l’exploitation) mais d’agir sur cette autre « contradiction explosive entre un travailleur, citoyen dans la “polis”, habilité au gouvernement de la “cité”, mais privé (par les hommes, pas par la nature) du droit de rechercher également dans le travail la réalisation de soi et d’obtenir son “indépendance”, en participant aux décisions qui sont prises sur le lieu de travail […]. Il s’agit de la contradiction entre les droits formels reconnus au citoyen dans le gouvernement de la ville et les droits formels refusés au travailleur salarié dans la défense de son propre travail »[83]. La « politique » renvoie dans son analyse à l’acception libérale d’une lutte pour les droits et libertés, reproduisant au sein-même de la sphère économique la séparation de l’économique et du politique. Le désaccord fondamental avec les opéraïstes est ici : quand bien même Trentin figure parmi les plus farouches critiques de la rationalité taylorienne, et continue à ce titre d’influencer fortement les pensées de gauche, y compris de la gauche radicale[84], il promeut une « démocratie industrielle » dont la condition de possibilité (renvoyée hors de la politique) est la viabilité économique de l’entreprise. En d’autres termes, sa politique s’exerce dans les limites de la rationalité économique[85].

A contrario, si la thèse du « refus du travail » maintient l’opéraïsme solidement arrimé à la critique de l’exploitation, sa pensée du politique est purement négative et se manifeste dans le refus de la domination et de l’exploitation qui sont consubstantiels au procès de production capitaliste. C’est le sens de son maximalisme salarial, qui vise à dénoncer et détruire la domination indissociablement économique et politique du capital. Le salaire des opéraïstes est politique en tant qu’il exprime une insubordination, une pure négativité qui rejette la domination capitaliste et sa logique économique. D’une certaine manière, il n’existe pas de « bon » niveau de salaire dans la logique politique opéraïste. Ou plutôt, le seul bon niveau de salaire est celui qui excède les capacités d’absorption du capitalisme et le fait dérailler. Ce salaire à l’excès, par opposition aux revendications syndicales « raisonnées » ou « raisonnables », est pour les opéraïstes l’expression d’un double refus : refus de la relation de subordination et refus du rapport social d’exploitation que matérialise le salaire capitaliste. On retrouvera cet usage politique de la revendication d’un salaire « hors de la raison commune » dans le geste des féministes revendiquant un salaire au travail ménager. Il ne s’agit alors pas tant de quantifier le « juste prix » du travail des femmes que de politiser un rapport social en désignant, dans le même temps, une relation politique de domination et le profit matériel, économique, qu’en tirent à la fois les hommes et le système capitaliste.

En construisant le salaire comme « refus du travail », les opéraïstes en viennent cependant à négliger totalement cette autre contradiction, mise en lumière par Trentin, qui travaille de l’intérieur la sphère de la production capitaliste. En témoigne leur lecture unilatérale du système des qualifications qui néglige le fait que celles-ci puissent être à la fois un accommodement aux règles de la division du travail capitaliste et une forme d’abstraction du travail alternative à la valeur-travail[86]. Ce qui les conduit, dans la continuité d’une critique marxiste ancienne[87], à réduire les syndicats à la fonction de rouages de l’ordre industriel, sans voir que ces organisations sont des institutions plastiques qui, selon la façon dont elles sont investies, peuvent aussi être des supports de subjectivation politique, des cadres de résistance à la réduction de la force de travail au statut de marchandise[88]. En d’autres termes, des vecteurs d’une possible critique pratique de la valeur-travail au sein-même de production. Rejetant dans un même mouvement syndicats et délégués d’atelier accusés de rester inféodés à la rationalité capitaliste, les opéraïstes assisteront impuissants, à l’orée des années 1970, à la remontée du syndicalisme traditionnel : « la plupart des membres dirigeants du groupe étaient incapables de voir que les processus de composition et recomposition de classe pouvaient être tout à fait différents à l’extérieur des pôles les plus “avancés” de l’accumulation capitaliste »[89].

La solution consiste sans doute à tenter d’avancer sur une ligne de crête en tenant les deux approches : en retenant d’un côté, du « refus du travail » (du salariat capitaliste), sa critique de l’économie politique, c’est-à-dire de la nature socialement construite, non nécessaire, de la séparation entre l’économie et la politique, contre la fétichisation de la logique économique ; et en y associant de l’autre une conception positive, instituante et pas seulement antagonique, de la politique. L’absence d’une telle conception dialectique de la politique, réconciliant en quelque sorte Trentin et Tronti, expose sinon au risque de retomber dans une lecture « progressiste » des transformations du capitalisme, inscrivant dans la logique du développement capitaliste la nécessité de son dépassement[90]. C’est du moins la philosophie implicite de l’histoire qui semble sous-tendre les réflexions de Toni Negri et que celui-ci approfondira en inventant une nouvelle figure politique, « l’ouvrier social », et avec elle la revendication d’un salaire social nourrissant désormais la confrontation privilégiée avec l’État, et sur laquelle je reviendrai dans un prochain texte.


[1] Voir par exemple : « Quelle place pour le travail ? Débat entre Carlo Vercellone, Jean-Marie Harribey », L’Économie politique, n°67, 2015, p. 62-75.

[2] Mario Tronti, Nous opéraïstes. Le ‘roman de formation’ des années soixante en Italie, Paris/Lausanne, Éd. d’en bas/Éd. de l’éclat, 2013 (1e éd. Italienne 2008), p. 177.

[3] Nanni Balestrini, Primo Moroni, La horde d’or. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle. Italie 1968-1977, Paris, Éd. de l’éclat, 2017 (éd. italienne de 1997), p. 29.

[4] Sophie Bernard, Élodie Béthoux, Élise Penalva Icher (dir.), « Enquêter sur les rémunérations », Terrains & Travaux, n°35, 2019 ; Sophie Bernard, Le nouvel esprit du salariat, Paris, Seuil, 2020 ; Anne-Catherine Wagner, Coopérer. Les SCOP et la fabrique de l’intérêt collectif, Paris, CNRS Éditions, 2022.

[5] Voir l’article de Maud Simonet dans cette même revue : «“Wages for”. Une approche féministe du salaire comme puissance subversive », Salariat, n°1, 2022, ainsi que le dossier du n°46 de Travail, Genre et Société (2021) consacré à ce sujet. J’aborde le salaire comme vecteur de subjectivation politique dans : Karel Yon, « Politiser le travail ou l’entreprise ? Trois registres de citoyenneté industrielle », Sociologie du Travail, vol. 64, n°4, 2022(à paraître).

[6] Cet article prolonge une interrogation formulée dans un précédent texte : Karel Yon, « La désintégration par le travail. À propos de Robledo, de Daniele Zito », Salariat, n°1, 2022.

[7] Parler d’opéraïsme au singulier s’avère problématique, puisque ce courant se divise en multiples ramifications incarnées par autant de groupes, revues ou journaux aux stratégies distinctes. Pour une introduction à cette histoire protéiforme, voir les guides de lecture proposés sur le site de la revue Période (« Opéraïsmes », par Julien Allavena et Davide Gallo Lassere, et « Autonomies italiennes », par Julien Allavena et Azad Mardirossian), ainsi que Nanni Balestrini et Primo Moroni, La Horde d’or. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle. Italie 1968-1977 (L’éclat, Paris, 2017, 1e éd. Italienne 1988). Dans la mesure où ce texte n’a pas vocation à produire une histoire de l’opéraïsme mais plutôt du regard opéraïste sur le salaire, mon attention s’est concentrée sur les productions théoriques ayant pris le salaire pour objet. Il en résulte une insistance particulière sur deux figures, celles de Mario Tronti et Toni Negri, qui incarnent par ailleurs deux devenirs distincts de l’opéraïsme : Tronti fera le choix, à la fin des années 1960, des institutions du mouvement ouvrier et du maintien dans le PCI, jusqu’à être élu sénateur de ce parti en 1992 (jusqu’en 1994, puis de 2013 à 2018) ; venu du Parti socialiste italien, Negri au contraire se lancera à corps perdu dans les aventures extra-parlementaires, de la fondation de Potere operaio jusqu’à l’expérience de l’autonomie ouvrière, de sa condamnation en 1979 pour « responsabilité morale » dans les violences révolutionnaires de l’époque, jusqu’à son exil en France et son retour en Italie, en 2003, pour finir de purger sa peine de prison. Si le travail de Toni Negri est déjà bien connu en France, on commence seulement à découvrir celui de Mario Tronti. À ce sujet, voir Davide Gallo Lassere, « La trajectoire politique de Mario Tronti », Période (en ligne), 2018.

[8] Steve Wright, À l’assaut du ciel. Composition de classe et lutte de classe dans le marxisme autonome italien,  Marseille, Senonevero, 2007 (2002), p. 67.

[9] Ferruccio Ricciardi, « Aux origines d’une sociologie critique du travail : opéraïsme et enquête militante en Italie », in Eric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret et Xavier Vigna (dir.), Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine, Paris, La Découverte, 2019, p. 125-137.

[10] Julien Allavena, Matteo Polleri, « Avant-propos » à Lutte à la Fiat de Romano Alquati, Actuel Marx, n°65, 2019, p. 150.

[11] Romano Alquati, « Lutte à la Fiat » (1964), Actuel Marx, n°65, 2019, p. 155-167.

[12] Salar Mohandesi, « Class Consciousness or Class Composition? », Science & Society, vol. 77, n°1, 2013, p. 72-97.

[13] Claude Lefort, « L’expérience prolétarienne » (1952), repris in Eléments d’une critique de la bureaucratie, Genève, Droz, 1971, p. 39-58.

[14] J. Allavena, L’hypothèse autonome, Paris, Éd. Amsterdam, 2020, p. 28.

[15] Ibid., p. 46.

[16] Serge Mallet, La Nouvelle classe ouvrière, Paris, Seuil, 1963.

[17] J. Allavena, M. Polleri, art. cité.

[18] R. Alquati, art. cité.

[19] Sergio Bologna, Giairo Daghini, Mai 68 en France, Genève et Paris, Entremonde, 2019, p. 42.

[20] Cité in S. Wright, op. cit., p. 109.

[21] Ibid., p. 110-111.

[22] Luciano Rouvery, Pierre Tripier, « Une nouvelle problématique des qualifications : l’exemple italien », Sociologie du travail, vol. 15, n°2, 1973, p. 136-156.

[23] S. Wright, op. cit., p. 118.

[24] Nanni Balestrini, Nous voulons tout, Genève et Paris, Entremonde, 2012 (1971).

[25] K. Yon, « La désintégration par le travail… », art. cit.

[26] https://infokiosques.net/spip.php?article633

[27] N. Balestrini, op. cit., p. 90.

[28] L. Rouvery, P. Tripier, art. cité.

[29] N. Balestrini, op. cit., p. 91.

[30] Ibid., p. 90.

[31] Ibid., p. 91.

[32] Ibid., p. 92-93.

[33] M. Tronti, Nous opéraïstes…, op. cit., p. 24.

[34] N. Balestrini, op. cit., p. 95.

[35] Précisons qu’il n’existe pas en Italie de salaire minimum interprofessionnel garanti, contrairement à la France. Les minima salariaux sont généralement définis au niveau des branches et ne représentent que la portion congrue des salaires réels qui se composent de multiples éléments (cf. Emilio Mentasti, La « Garde rouge » raconte. Histoire du Comité ouvrier de la Magneti Marelli (Milan, 1975-78), Paris, Les nuits rouges, 2009, p. 42-44). Outre les variations d’ordre sectoriel et individuel, les salaires connaissent des écarts importants entre les régions du Nord et du Sud du pays.

[36] Selon Tronti (Nous opéraïstes…, op. cit., p. 123), un tel phénomène s’est effectivement passé en 1969, provoquant la très forte contre-mobilisation politique et patronale des années ultérieures. Selon d’autres, c’est davantage l’insubordination ouvrière qui a provoqué le backlash conservateur (Diego Giachetti, Marco Scavino, La FIAT aux mains des ouvriers. L’automne chaud de 1969 à Turin, Paris, Les nuits rouges, 2005, p. 265-288).

[37] N. Balestrini, op. cit., p. 92.

[38] Ibid.

[39] Paru en 1966, Ouvriers et capital (par la suite, OC) est un recueil de textes publiés dans les Quaderni Rossi et Classe operaia entre 1962 et 1965, complété par un long texte de 1965 consacré à la critique marxienne de l’économie politique et plus précisément de la loi de la valeur. La deuxième édition Italienne de 1971 est enrichie d’un post-scriptum écrit l’année précédente qui met l’accent sur l’expérience des luttes de la classe ouvrière étatsunienne. C’est cette version qui a été traduite en français par Yann Moulier-Boutang et publiée par Christian Bourgois en 1977. Elle a été récemment rééditée par Entremonde. La pagination indiquée dans cet article correspond à cette édition : Mario Tronti, Ouvriers et capital, Genève et Paris, Entremonde, 2016.

[40] Jacques Wajnsztejn, L’opéraïsme italien au crible du temps, La Bauche, 2021, Éditions À plus d’un titre, p. 113.

[41] M. Tronti, « Premières thèses », 1965, repris in OC, p. 300.

[42] M. Tronti, « L’usine et la société », 1962, repris in OC, p. 57.

[43] Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, PUF p. 354.

[44] M. Tronti, « Premières thèses », 1965, repris in OC, pp. 271, 278.

[45] M. Tronti, « Post-scriptum », 1970, OC, p. 385.

[46] Il s’agit de clauses qui interdisent tout arrêt de travail pendant la durée de validité d’un contrat collectif. Communes aux États-Unis ou dans les pays d’Europe du Nord, elles sont introduites en Italie au début des années 1960 dans le cadre de la « négociation articulée », cf. infra.

[47] Ce sont précisément les luttes de l’Automne chaud qui changeront en partie la donne, avec l’adoption du Statut des travailleurs en 1970 et la mise en place d’un mécanisme d’indexation automatique des salaires sur l’inflation en 1975 (resté en vigueur jusqu’en 1992).

[48] Gino Giugni, « L’Automne chaud syndical », Sociologie du travail, vol. 13, n°2, 1971, p. 168, qui précise : « Une telle méthode avait été à la rencontre des nécessités d’une planification du développement dans les industries de pointe – principalement dans les entreprises à participation d’État » (ibid.).

[49] Paolo Virno, « Les principes de 1969. La force d’une thèse honnie : le salaire variable indépendante » (1998), repris in L’usage de la vie et autres sujets d’inquiétude, Paris, Éd. de l’Éclat, 2016, p. 267-274.

[50] L’expression renvoie aussi directement à une formule de Marx tirée du Capital, que Toni Negri cite dans un texte de 1967 : « Dans le partage entre plus-value et salaire sur lequel repose essentiellement la fixation du taux de profit, deux éléments très différents agissent de façon déterminante, la force de travail et le capital ; ils sont fonction de deux variables indépendantes qui se limitent réciproquement. » Extrait du Livre III du Capital, cité in « John M. Keynes et la théorie capitaliste de l’État en 1929 » [1967], repris dans Toni Negri, La Classe ouvrière contre l’État, Galilée, 1978.

[51] Piero Sraffa (1898-1983), proche à la fois de Keynes, de Gramsci et de Wittgenstein, est considéré comme le fondateur du néo-ricardisme. Il a enseigné l’économie à Cambridge (Angleterre) à partir de 1927. Selon J. Wajnsztejn, « Sraffa influencera Claudio Napoleoni, qui entretiendra des rapports étroits avec Tronti » (op. cit., p. 115).

[52] Luciano Lama (1921-1996) a été député communiste, dirigeant syndical de la fédération des métaux (FIOM) et de la CGIL.

[53] Ce qui implique aussi d’abandonner l’idée de la double nature du salaire (une partie correspondant au salaire de subsistance nécessaire à la reproduction de la force de travail, l’autre correspondant à la part du surplus revenant au travailleur) pour le considérer tout entier comme un part du produit annuel. Cf. Gilbert Faccarello, « Piero Sraffa, critique de l’Économie Politique », Cahiers d’économie politique, n°1, 1974, p. 175-187.

[54] G. Giugni, art. cité, p. 171.

[55] Ainsi les grèves de l’Automne chaud de 1969 mettent à mort la « négociation articulée » et, avec elle, la trêve contractuelle : « le contenu du contrat peut être rediscuté à nouveau n’importe où et sur n’importe quelle clause, alors même que le contrat national reste valide. […] Le contrat est signé pour faire cesser le conflit en cours, et non pour garantir les entreprises contre des conflits possibles à l’avenir. » (G. Giugni, art. cité, p. 169).

[56] M. Tronti, « Classe et parti » (1964), OC, p. 148.

[57]Francesco Sabato Massimo, « Une trajectoire singulière dans le siècle des masses », Carnet Citindus, février 2021 (en ligne, https://citindus.hypotheses.org/102, consulté le 10 jan. 2022).

[58] Bruno Trentin, La Cité du travail. Le fordisme et la gauche, Paris, Fayard, 2012 (1e éd. italienne 1997).

[59] Sur le rapport de Lénine au taylorisme, on consultera Robert Linhart, Lénine, les paysans, Taylor, Paris, Seuil, 2010 (1e éd. 1976).

[60] B. Trentin, « Du “salaire politique” à l’“autonomie du politique” », La Cité du travail, op. cit.,p. 129-158. Les citations qui suivent sont extraites de ces pages. Trentin cible en particulier le courant incarné par Mario Tronti qui, dans les années 1970, a fait le choix du repli au sein du PCI.

[61] B. Trentin répondait en mai 1969 : « Les qualifications … sont un patrimoine de la classe ouvrière, ce n’est pas une arme du patron » (cité in L. Rouvery, P. Tripier, art. cité, p. 142).

[62] Ibid. L. Rouvery et P. Tripier étudient le cas des accords Italsider (sidérurgie du secteur public) qui mettent fin au système de la job evaluation, assouplissent la grille des classifications, en réduisent le nombre d’échelons de 24 à 8, et harmonisent les conditions des ouvriers et des employés. Ils montrent cependant que cette réorganisation du système des qualifications a aussi servi dans les franges modernistes du patronat à favoriser une « utilisation plus rationnelle des possibilités créatives de chaque ouvrier » (Ibid., p. 144).

[63] L. Rouvery, P. Tripier, art. cité, p. 139.

[64] B. Friot, L’Enjeu du salaire, Paris, La Dispute, 2012, p. 71-96.

[65] Cité in Devi Sacchetto, Gianni Sborgio, Pouvoir ouvrier à Porto Marghera. Du Comité d’usine à l’Assemblée régionale (Vénétie – 1960-80), Paris, les nuits rouges, 2012 (1e éd. Italienne 2009), p. 95-96.

[66] Ibid., p. 103-104. Voir aussi le témoignage d’Augusto Finzi, autre protagoniste de l’époque, p. 328-329, qui précise que cette réflexion par laquelle l’Assemblée autonome « passe des qualifications égales pour tous, aux qualifications à l’ancienneté », s’inscrit, après la rupture avec les syndicats, dans le contexte d’une seconde rupture avec les groupes politiques opéraïstes comme Potere operaio, Lotta continua et Avanguardia operaia.

[67] B. Trentin, La Cité du travail, op. cit., p. 130.

[68] « En italien, ce mot désigne à la fois la qualification professionnelle mais aussi l’attachement de l’ouvrier au travail bien fait, sa conscience professionnelle. » (D. Sacchetto, G. Sborgio, Pouvoir ouvrier à Porto Marghera…, op. cit., p. 395).

[69] On observe à la même période des processus analogues en France à l’encontre des « établis », ces militants d’extrême gauche qui se faisaient embaucher en usine et contestaient l’autorité des représentants syndicaux, cf. Annie Collovald, Karel Yon, « Des ouvriers au centre de toutes les attentions », et Laure Fleury, Julie Pagis et Karel Yon, « “Au service de la classe ouvrière” : quand les militants s’établissent en usine », in Collectif Sombrero, Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France, Paris, Actes Sud, 2018, p. 103-132 et p. 453-484.

[70] F. S. Massimo, « Une trajectoire singulière dans le siècle des masses », art. cité.

[71] D. Giachetti, M. Scavino, op. cit., p. 302.

[72] D. Giachetti, M. Scavino, op. cit., p. 63-64.

[73] Une lecture remise au goût du jour par certains thuriféraires de l’émeute qui ont vu dans le mouvement des gilets jaunes une résurgence de l’autonomie ouvrière. On le voit bien dans le récent livre de J. Allavena, pour qui la figure stylisée de l’ouvrier-masse sert un argument plus ontologique que sociologique sur la supériorité présumée des formes de vie extérieures aux rapports sociaux capitalistes, jusqu’à faire de « l’utopie monastique » et de la restauration de formes de vie préindustrielles son horizon politique (L’hypothèse autonome…, op. cit.).

[74] D. Giachetti, M. Scavino, op. cit., p. 22. Le Partito Socialista Italiano d’Unità Proletaria est une scission de gauche du Parti socialiste italien, fondé en 1964 par les opposants à l’entrée du parti dans un gouvernement de coalition avec la Démocratie chrétienne. Les militants du PSIUP participaient à l’animation de la gauche syndicale dans la CGIL.

[75] D. Sacchetto, G. Sborgio, Pouvoir ouvrier à Porto Marghera…, op. cit. Comme à la Fiat, le secteur qualifié de la maintenance est au Petrolchimico un bastion militant et même le « réservoir traditionnel du groupe opéraïste » (p. 375).

[76] Le Mai rampant italien s’est traduit par l’émergence de nouvelles formes d’organisation et d’action collectives répondant au désir des travailleurs de contrôler directement leur lutte. D’un côté, des comités unitaires de base se constituent qui revendiquent leur caractère politique et dont le périmètre déborde parfois des usines, unissant par exemple ouvriers et étudiants. De l’autre, un système de délégués de chaîne et d’atelier se structure, jusqu’à englober dans les conseils d’usine, légalisés par le Statut des travailleurs de 1970, les anciennes commissions internes où siégeaient les syndicalistes. Les groupes opéraïstes défendaient le principe des comités de base ouverts à tous et combattaient le système des délégués et conseils d’usine : plus directement relié à l’organisation productive, ils l’analysaient comme une nouvelle façon d’enchaîner l’action ouvrière au plan capitaliste. A contrario, les syndicats vont s’appuyer sur cette forme de représentation au plus près du procès de travail pour retrouver leur assise, dans une stratégie consistant à coopter les délégués, à « chevaucher le tigre » comme on dit alors, pour donner naissance au « syndicat des conseils » théorisé par Trentin. Sur le mouvement des délégués, voir ces deux articles dans Sociologie du travail, vol. 13, n°2, 1971 : François Sellier, « Les transformations de la négociation collective et de l’organisation syndicale en Italie », p. 141-158, G. Bianchi et al., « Les délégués ouvriers : nouvelle forme de représentation ouvrière », p. 178-190.

[77] Germano Mariti, cité in D. Sacchetto, G. Sborgio, op. cit., p. 334.

[78] D. Sacchetto, G. Sborgio, op. cit., p. 45-46.

[79] Ibid., p. 320-321.

[80] Ibid., p. 89-90.

[81] Ibid., p. 105, p. 153.

[82] B. Trentin, La Cité du travail…, op. cit., p. 405.

[83] Ibid., p. 401.

[84] Voir par exemple Thomas Coutrot, Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer, Paris, Seuil, 2018.

[85] Une posture qui fait écho à certaines thèses aujourd’hui en vogue (cf. par exemple Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Dominique Méda (dir.), Le Manifeste Travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Paris, Seuil, 2020)dont les plaidoyers en faveur de la démocratisation de l’économie font l’impasse sur une critique radicale de la séparation entre « économie » et « politique » (cf. K. Yon, « Démocratiser le travail ou l’entreprise ?… », art. cité).

[86] Ici, la réflexion de Trentin en termes de professionnalité peut être complétée par des analyses portant sur la critique des institutions de la valeur, cf. B. Friot, L’Enjeu du salaire, op. cit.

[87] K. Yon, « Syndicats », in Jean-Numa Ducange, Razmig Keucheyan, Stéphanie Roza (dir.), Histoire globale des socialismes. xixe-xxie siècle, Paris, PUF, p. 598-609.

[88] A. Allal, K. Yon, « Citoyennetés industrielles, (in)soumissions ouvrières et formes du lien syndical : pour une sociologie politique des relations de travail », Critique internationale, n°87, 2020, p. 15-32.

[89] S. Wright, À l’assaut du ciel…, op. cit., p. 124-125.

[90] Pierre Dardot, Christian Laval, El Mouhoub Mouhoud, Sauver Marx ? Empire, multitude, travail immatériel, Paris, La Découverte, 2007.