Les médecins en centre de santé : des salarié·es non subordonné·es ?

Par Lucas Joubert

Quid du salariat dans une médecine traditionnellement libérale ? Lucas Joubert propose dans cet article une analyse fine de ce que l’entrée en salariat de médecins, souvent malades de l’exercice libéral, engage en termes d’activité professionnelle et relationnelle (avec leurs subordonnés comme avec leur employeur) : autonomie et subordination au travail s’en trouvent modifiées ou déplacées.

paru en janvier 2024

« Mais il n’y a pas de médecine libérale ! Il y a zéro médecine libérale en France. On peut dire qu’on est libéral parce qu’il y a la liberté d’installation encore, mais c’est tout. Nos tarifs sont fixés par la sécurité sociale, on est dépendant du remboursement si on est conventionné. Chaque pratique est fixée au centime près. La sécurité sociale est obligatoire si vous voulez une patientèle. Il n’y a pas de médecine libérale »
[Marcel, gynécologue salarié, 60 – 70 ans, Île-de-France].


Henri Hatzfeld définissait la médecine comme « une profession libérale, c’est-à-dire chargée de valeurs intellectuelles ou morales, qui s’exerce dans le cadre d’une petite entreprise libérale»[1]. Le caractère libéral de la profession inclurait ainsi deux éléments : le maintien de valeurs sociales relatives au groupe professionnel s’inscrivant dans la défense d’autonomies et de régulations professionnelles garantes de son identité[2],ainsi que le travail indépendant comme forme juridique de l’exercice du métier.

De nos jours, la médecine de ville est fortement encadrée par la convention médicale, produit du rapport de forces entre corps médical et régulation publique, ou par l’État (cf. les Agences Régionales de Santé et plus généralement le processus en cours d’étatisation de la sécurité sociale). Ces formes de régulation – qu’Henri Hatzfeld qualifiait de « grand tournant de la médecine libérale »[3] – initialement convoquées pour développer la solvabilisation des patient·es, prennent une tournure gestionnaire depuis les années 1980, avec la volonté de limiter les dépenses de soins et les coûts publics associés[4]. La problématique de la régulation s’est ensuite intensifiée, avec le développement des rémunérations incitatives à destination de la médecine libérale[5] visant, à terme, des comportements plus économes en dépenses de santé. Ce processus, conduisant à une dépendance croissante de la médecine libérale à l’égard des pouvoirs publics, a pu ainsi être qualifié de « deuxième grand tournant de la médecine libérale »[6]. Par ailleurs, l’exercice de la médecine n’est pas exclusivement attaché au statut d’indépendant. De nombreux et nombreuses médecins exercent sous la forme salariale, aussi bien à l’hôpital qu’en médecine de ville[7]. La proportion de médecins salarié·es de ville (en centres de santé) a augmenté sensiblement ces dix dernières années, passant d’un épiphénomène à un modèle alternatif d’exercice professionnel (cf. premier encadré). L’exercice de la médecine ne peut donc pas être considéré comme une profession libre de régulation, ni comme une corporation de praticiens et praticiennes indépendantes.

Cet article s’intéresse à l’un des éléments susmentionnés : la place et le rôle du salariat dans une profession définie comme libérale. Alors que la pénurie d’offre médicale causée par le numerus clausus a donné aux médecins un pouvoir d’agir sur leur parcours, iels ont été nombreux et nombreuses à s’orienter vers l’exercice salarié en centre de santé plutôt que l’exercice libéral qui demeure au centre de l’identité professionnelle du corps médical[8]. La promotion du salariat des médecins en centre de santé comme solution locale aux déserts médicaux se présente de plus en plus comme une alternative crédible à l’installation libérale. Les phases salariales dans les parcours des médecins prennent différentes formes : en complément d’un exercice libéral (en exercice mixte donc) ou un moment spécifique dans la vie professionnelle (en début et/ou en fin de carrière), ou encore l’objet de carrières pleines. Il ne s’agit pas ici de faire une étiologie des parcours des médecins salarié·es. En effet, la salarisation est un phénomène protéiforme qui entrecroise différentes transformations morphologiques du groupe professionnel : féminisation du groupe ; évolution de la pyramide des âges ; spécialisation de la médecine associée à la baisse du nombre de médecins généralistes. Ces phénomènes ont accentué la place de certains profils en centre de santé : des jeunes femmes médecins généralistes ; des hommes médecins généralistes en fin de carrière ; et des hommes et femmes spécialistes (hors MG[9]) en fin de carrière. Si l’orientation vers le salariat est plurifactorielle, une régularité des bénéfices que les médecins en retirent transparaît. Le pouvoir de marché qui leur confère un pouvoir d’agir dans l’orientation de leur exercice professionnel se retrouve à l’intérieur de l’organisation salariale du centre de santé (cf. deuxième encadré).

Alain Supiot définissait le salariat comme une forme d’encadrement du travail autour d’un « échange entre un haut niveau de subordination et de contrôle disciplinaire au bénéfice de l’employeur et un haut niveau de stabilité et de compensations de prestations sociales et de garanties pour l’employé »[10]. Néanmoins, il est important de noter que le salariat ne se limite pas à ces conditions et peut englober des situations où la dépendance prend une forme réduite. C’est justement le cas pour les médecins de ville, qui, grâce à leur position conjoncturelle favorable, se voient offrir un emploi salarié en centre de santé, dans lequel iels possèdent une position dominante. Iels mettent en effet largement à distance et la subordination salariale, et certaines contraintes existantes en exercice libéral. Nous chercherons à illustrer dans cet article comment le salariat médical induit une reconfiguration des contraintes professionnelles et statutaires, et quelles en sont les conséquences sur la relation des médecins avec l’organisation employeuse ou les autres professionnel·les du centre de santé.

Après avoir montré comment, au sein du salariat en centre de santé, les médecins disposent d’une capacité à se réapproprier leur travail concret en mettant à distance certaines contraintes de l’exercice libéral, nous discuterons de leur position de force et de leur pouvoir de négociation avec l’organisation employeuse. Si le contrat de travail induit la présomption d’un lien de subordination, la configuration décrite ici éloigne ce salariat médical d’un assujettissement effectif. D’autre part, le rapport de domination des médecins salarié·es vis-à-vis des autres professionnel·les de la chaîne de soin se renforcent[11].

La médecine salariée en centre de santé : de l’épiphénomène au modèle

Entre 2012 et 2022, le nombre de médecins exerçant une activité en centre de santé a progressé de 121,4 %, passant de 3 985 à 8 823 médecins[12]. La proportion de médecins travaillant en centre de santé est en expansion constante : la part d’activités en centre de santé sur le total des activités médicales de ville[13] (hors médecine hospitalière) passe de 3 à 6 % sur la période. Ces éléments autorisent à parler de salarisation. Même s’il reste minoritaire, le salariat dont il est question est inscrit dans un processus d’expansion tendanciel. Ce mouvement traduit une évolution de la place de ce mode d’exercice qui fut longtemps décrié et marginalisé par le groupe professionnel. Entre 2016 et 2022, le nombre de centres de santé déclarés au Fichier National des Établissements Sanitaires et Sociaux (Finess) passe de 1 816 à 2 991[14]. L’ouverture récente de nombreux centres de santé créés par des collectivités territoriales (communes, départements et régions) et associations présage la poursuite de ce développement. Bref, la médecine salariée en centre de santé semble pouvoir être considérée comme un modèle en développement dans le paysage médical actuel.

La médiation institutionnelle du salariat

Alors que les pouvoirs publics tendent à investir davantage la régulation des pratiques professionnelles et l’installation des médecins libéraux, le salariat devient un moyen d’infléchir l’usage de certains de ces outils de régulation. L’organisation employeuse constitue une médiation institutionnelle[15] entre médecins et pouvoirs publics en mettant à distance la pression déontologique du manque de médecins sur le territoire, tout en initiant une division du travail, permettant au médecin de se concentrer sur la pratique médicale.

La particularité juridique des centres de santé

Les centres de santé sont définis juridiquement dans le code de la santé publique par leur activité et certaines règles spécifiques associées (cf. les articles L1110-1 à L6441-1 du Code de la santé publique). Ce sont « des structures sanitaires de proximité, dispensant des soins de premier recours et, le cas échéant, de second recours et pratiquant à la fois des activités de prévention, de diagnostic et de soins, au sein du centre, sans hébergement, ou au domicile du patient. Ils assurent, le cas échéant, une prise en charge pluriprofessionnelle, associant des professionnels médicaux et des auxiliaires médicaux ».
Les règles associées façonnent l’activité du centre de santé. Parmi les plus marquantes, nous pouvons citer : l’impossibilité de distribuer les bénéfices issus de l’exploitation de la structure ; l’exercice du salariat obligatoire ; l’interdiction de faire appel à des professionnels·les de santé libéraux·les pour ensuite se faire rembourser les actes de soins réalisés par l’assurance maladie ; l’obligation de déterminer un « projet de santé » portant sur l’accessibilité et la continuité des soins ; la possibilité d’en constituer un lieu de stage pour les internes, etc. ; et surtout, la limitation des organismes habilités à créer ces structures sanitaires et à les « gérer ».
En effet, le centre de santé n’a pas la personnalité juridique propre et n’est donc pas employeur des médecins. L’organisme gestionnaire dispose pour sa part de la personnalité juridique et est identifiable comme employeur, le débiteur des factures, etc. Les centres de santé se distinguent par leur souplesse et la diversité possible de statuts juridiques, formes juridiques partagées entre organisations publiques et privées. Ils sont encadrés par les règles juridiques précédemment citées, en plus du fonctionnement professionnel et fiscal de leur organisation. Les organismes autorisés à créer et « gérer » ces structures de soins se limitent ainsi aux organismes à but non lucratif, aux collectivités territoriales, aux établissements publics de coopération intercommunale, aux établissements publics de santé et, depuis le 1er janvier 2018, aux personnes morales gestionnaires d’établissements privés de santé, à but lucratif ou non. Par exemple, un centre de santé géré par une collectivité doit salarier ses médecins en CDD pendant six ans avant de leur proposer un CDI. Un autre centre de santé, géré par une association, est soumis de fait au droit privé et est donc dans l’obligation de proposer un CDI si l’activité du médecin ne constitue pas l’exécution d’une tâche précise et temporaire. Nous parlerons d’organisation employeuse pour identifier l’organisme gestionnaire du centre de santé.

De la patientèle du médecin à la patientèle du centre de santé

La politique du numerus clausus, consistant à limiter le nombre d’étudiant·es admissibles en deuxième année de médecine,a eu pour conséquence un manque de médecins sur de nombreuses fractions du territoire français. Il a également ouvert aux médecins des possibilités élargies d’orientation professionnelle. En effet, iels disposent d’aides à l’installation de la part de la sécurité sociale, mais aussi des collectivités territoriales,

certaines allant jusqu’à proposer des logements de fonction, des emplois pour les conjoints, etc. Cette tendance se retrouve dans les perspectives de recrutement des structures salariales : les centres de santé sont eux aussi constamment en recherche de médecins car toujours ouverts à la perspective d’étendre leur offre. Quel que soit le mode d’exercice salarié ou libéral, les médecins voient ainsi leur champ des possibles s’étendre[16]. La limitation de la démographie médicale par le numerus clausus, au-delà d’offrir un pouvoir sur le marché du travail médical, impacte directement la quantité de travail éventuelle sur une journée de travail.

Les médecins – quelle que soit leur spécialité mais encore plus pour la médecine générale – tendent à recevoir davantage de patient·es et à augmenter leurs plages horaires de consultation. En exercice libéral, iels évoquent une difficulté à refuser le surplus de patient·es demandant des rendez-vous au-delà de leur temps de travail fixé en amont :

« La pression du téléphone est omniprésente : “docteur, vous m’avez oublié, vous avez oublié le patient.” Mais moi, je n’ai pas oublié, mais je n’ai pas eu le temps. Ce n’est pas la même chose ».

Comme Sophie [médecin généraliste durant trente ans en cabinet libéral, aujourd’hui salariée, 50-60 ans, Occitanie], beaucoup de médecins rencontré·es exerçants seul·es ou à deux dans leur cabinet libéral ont choisi de ne pas prendre de secrétaire physique et assurent la gestion des flux par des échanges directs par téléphone et par mail[17]. La relation directe entre les médecins et leur patientèle participe à accentuer le sentiment d’obligation déontologique et morale de réponse à la demande des patient·es confronté·es à une situation d’urgence. La difficulté réside ensuite dans le refus d’une consultation supplémentaire quand le soin est urgent et que les patient·es sont connu·es. Le manque de médecins et l’afflux de patient·es font perdre la maîtrise du nombre de consultations et de leur durée : « La médecine libérale c’est un contre la montre» souligne Sophie qui a intégré un centre de santé quand son collègue en libéral a pris sa retraite. En comparant les deux exercices, la pression de la pénurie médicale lui apparaît rétrospectivement avoir été d’autant plus éprouvante quand le temps de travail était extensible lorsqu’elle ne parvenait pas à endiguer le flux continu : « Quand vous laissez la porte ouverte, ça ne s’arrête pas. Moi, je ne savais pas trop dire non. Ici, ce n’est pas moi qui dis non. J’étais presque obligée de les faire, parce qu’il y avait la demande ». Elle effectuait deux fois plus de consultations dans la journée :

« Moi, j’arrivais à quarante par jour, quarante patients par jour… Là, regardez [en centre de santé], j’en fais vingt-et-un entre 13 h 30 et 20 h. Je travaille moins qu’en libéral. Vous voyez, cette journée moi j’en aurai fait quarante parce que j’ai commencé à 8 h. En libéral, vous avez les vingt autres ».

Même chose pour les congés : laisser le cabinet plus de deux semaines, quand on est en libéral, revenait pour Sophie à abandonner sa patientèle sans soin ou à « étouffer » son associé, « parce qu’il reste tout seul ». Maintenant qu’elle est salariée, c’est la première fois qu’elle prend plus de deux semaines de congés. Afin de partir en congé tout en gardant une permanence de soins, les médecins libéraux peuvent proposer un remplacement sur la période concernée. Toutefois, dans certaines zones, trouver des médecins disponibles pour cela est de plus en plus difficile.

L’absence de prise en charge des patient·es contrevient au devoir moral de continuité des soins. L’accumulation de patient·es, l’absence de congé et la pression temporelle qui en résultent conduisent à accentuer l’épuisement de certain·es praticien·nes, «pas burn-out, mais pas très, très loin. C’est-à-dire une pression de plus en plus forte des patients »[Romain, médecin généraliste salarié, 60-69 ans, parti dans un centre de santé en Occitanie]. Sophie  évoque ce changement ressenti lors du passage en centre de santé :

« Je suis beaucoup plus disponible et ouverte au côté médical. Mes anciens patients, ils me disent “docteur c’est bien, vous êtes beaucoup moins fatiguée qu’avant. Vous êtes radieuse. Vous souriez.” J’ai eu des jours où j’étais vraiment fatiguée là-bas ».

Les risques psychosociaux sont particulièrement présents en exercice libéral pour les médecins de l’enquête : parmi les treize médecins ayant eu une activité libérale suivie d’un exercice salarié à la fin de leur carrière, sept disent avoir des problèmes de santé liés à leur activité professionnelle. L’absence de régulation externe de la gestion des flux conduit à une intensification du travail et semble contribuer aux orientations vers le salariat.

En centre de santé, la régulation du flux passe par la structure et ses délégué·es : les secrétaires. Le salariat apparaît comme un moyen de partager la pression déontologique et morale avec la structure employeuse. « En libéral, on est seul et les patients ont beaucoup plus d’attentes. Parce qu’on est directement concernés. Alors que là, je suis protégée par toute la structure, supportée par toute la structure » déclare Leslie [médecin ORL salariée/cabinet libéral, 50-59 ans, Île-de-France] qui partage son temps entre son exercice libéral et des vacations dans un centre municipal de santé francilien. L’activité salariée lui ouvre un autre rapport à sa patientèle. Elle se considère comme moins exposée à la pression des liens forts avec les patient·es. L’exercice mixte permet cette respiration. En dehors de son temps de travail salarié, Clothilde, collègue de Leslie, dit faire totalement abstraction de ses patient·es du centre de santé. La structure du centre fonctionne comme une instance intermédiaire qui lui permet d’éviter la situation de dépendance entre médecin et patient·e : « Quand je suis ailleurs, je ne veux pas du tout en entendre parler ».

En centre de santé, les médecins restent les seul·es agréé·es à évaluer les situations d’urgence des patient·es sans rendez-vous mais la structure protège symboliquement les salarié·es et les secrétaires se chargent de faire un premier tri :

« c’est la tâche la plus compliquée en fait… Une remise en question constante. Mais nous, on n’est pas du tout habilité à dire : “allez aux urgences”, on n’a pas le droit de le dire. C’est le médecin qui dit ça […] dès qu’on a un doute, on appelle le médecin en direct dans son bureau. Ça, c’est vraiment quand on sent qu’il y a urgence vitale. Hier, on m’a dit “urgence vitale”, alors que la personne n’était pas, en tout cas d’après ce qu’elle disait, sur le point de mourir. Une urgence vitale, c’est qu’il y a un risque de mort. Voilà donc du coup, ça pouvait pas attendre dix minutes, un quart d’heure que le médecin termine sa consultation. C’est super dur. Mais, il faut faire un travail sur soi et dire : “bon ben voilà, la personne ne va pas mourir.” On en arrive là et c’est difficile » [Manon, secrétaire médicale, 40-49, Occitanie].

Ainsi, même si la réglementation ne l’habilite pas à évaluer le niveau d’urgence des patient·es sans rendez-vous, le nombre de sollicitations oblige les secrétaires à développer des critères de sélection des appels. Seule l’urgence vitale est un motif retenu pour interpeller directement les médecins. Sinon, l’information ne passe pas la frontière du secrétariat ou est transmise dans un second temps, après la consultation ou la demi-journée de travail. Le rôle des secrétaires est donc central dans la médiation entre patient·es et médecins. Cette délégation, nouvelle division du travail, est précisément permise et acceptée par les médecins salarié·es, en partie liés à la relation distanciée qu’iels entretiennent avec les patient·es.

En effet, en exercice libéral les patient·es déclarent leurs médecins traitants en leur nom, tandis qu’en centre de santé, c’est la structure qui est déclarée. C’est donc le centre et non le médecin qui se déclare apte à s’occuper du parcours de soins de la personne concernée. Cela revient à dire que tous les médecins salarié·es du centre doivent être mobilisé·es. Ainsi, la nature de la relation médecin-patient·e évolue. On passe d’une patientèle personnelle à la patientèle du centre de santé, d’un artisan médical à un établissement médical, à une gestion collective de la santé de la patientèle. La structure salariale assure ainsi une fonction de médiation institutionnelle qui contribue à réduire la pression temporelle, physique, morale et déontologique sur les médecins.

Le salariat en centre de santé participe donc à une médiation de la demande des consultations et ainsi à la régulation du temps de travail. Il est perçu par les médecins comme un outil de gestion de leurs temps et de maitrise du temps professionnel pour des activités tierces, domestiques, politiques ou de loisir[18].

Délégation du travail administratif et maîtrise des temps professionnels

Si les revenus en exercice libéral et exercice salarié en centre de santé ne sont pas si éloignés[19], c’est la conception même du travail qui change entre les deux modes d’exercice ; le rapport au temps n’est plus rapporté à la productivité quantifiable. Le salaire au temps en centre de santé, avec des plages horaires et une durée de consultation négociée, mais fixe, constitue une manière de maîtriser son temps de travail, symbole d’une meilleure « souveraineté temporelle »[20].

L’exercice libéral induit une rémunération des médecins par le paiement à l’acte de soin : la rémunération est dépendante de la production et donc du nombre de consultations. C’est la course à la rentabilité propre à l’exercice libéral et le besoin de s’en soustraire qui les conduisent vers le salariat en centre de santé. L’exercice libéral induit une rationalisation du temps de travail professionnel en fonction d’une productivité quantifiable. Les médecins de l’enquête ayant pratiqué en libéral dévalorisent le paiement à l’acte et le pointent comme une des sources de la multiplication des actes de soin, en plus de la pression déontologique et morale déjà évoquée. Quand la tension touche à la qualité et au sens du travail, les médecins se tournent vers le salariat. Pour Marcel [gynécologue salarié, 60-70 ans, Île-de-France] :

« Quand j’étais en libéral pendant trente ans, je ne faisais pas assez d’argent parce que j’étais dépendant du nombre de consultations. Je ne voulais pas augmenter le nombre d’actes parce que je voulais garder ma façon de travailler. J’ai donc décidé de partir ».

Ce gynécologue cherche à maintenir son rythme de travail, la rémunération à l’acte induisant symboliquement une course à la rentabilité, et afin de ne pas subir de pression financière, il s’oriente vers le salariat. Ce rapport au temps est lié à la valorisation spécifique de la qualité du travail. La possibilité de « prendre le temps » devient alors unparamètre essentiel de la production d’une « médecine de qualité ». Hugues, médecin généraliste salarié [30-39 ans, Occitanie], se défend de choisir pour cela une durée de vingt minutes par rendez-vous, au lieu des dix accordées dans les consultations intensives. « Je ne pouvais pas humainement, je ne pouvais pas professionnellement et je ne pouvais pas physiquement». La qualité est conçue ici comme constitutive du sens de l’activité professionnelle et associée à une certaine temporalité : il s’agit de « prendre le temps».

La valorisation d’un travail de qualité s’oppose à d’autres activités qui environnent le travail médical et qui ne correspondraient pas à leur conception subjective d’un vrai boulot[21]. Les médecins salarié·es identifient plusieurs tâches, souvent confondues, qu’iels caractérisent de travail administratif, « pénible », « abrutissant ». Ces activités entraveraient l’activité purement médicale. La dimension subjective du jugement sur ce travail joue un rôle moteur dans l’orientation vers l’emploi salarié. Le salariat incarne, pour ces médecins, un moyen de se soustraire à l’exercice de comptabilité propre à l’activité libérale et de déléguer au maximum les petites tâches de fonctionnement quotidien du cabinet médical. Sans surévaluer le sentiment subjectif des médecins sur le travail administratif, il est utile de l’analyser et de le décomposer. Parmi les exemples cités, on trouve : la facturation de la consultation aux patient·es ; le scan des documents médicaux à envoyer au médecin traitant et autres médecins ; les procédures de déclaration à l’assurance maladie (tiers payant, conventionnement avec les mutuelles…) ; les calculs de tenue de comptabilité ; la déclaration du nombre d’actes réalisés chaque jour, etc. Les médecins intègrent à ce travail administratif les effets des nouveaux dispositifs de paiement à la performance relatifs à la mesure de la qualité de soins médicaux[22] mentionnés en introduction. Le Contrat d’amélioration des pratiques individuelles (Capi) en 2009 renommé Rémunération sur objectif de santé publique (Rosp) en 2011 propose aux médecins d’être rémunérés selon différents indicateurs vérifiant l’adéquation de leurs pratiques aux recommandations des autorités professionnelles et politiques. Plusieurs de ces indicateurs sont déclaratifs et nécessitent un travail supplémentaire. Si ces dispositifs sont pensés sur la base du volontariat, il est possible de les étudier comme des politiques incitatives de « découragement à l’adoption d’un comportement non désiré et ce qui constitue une pénalité qui sanctionne l’exercice »[23].

Les médecins libéraux ne peuvent pas inclure l’ensemble de ce temps de travail administratif dans leurs horaires de travail diurne, pendant la semaine de travail. Il déborde donc sur l’espace classiquement identifié comme privé. Le récit de la journée de travail de Clothilde, qui est en exercice mixte (libéral et salariat), traduit cette tension :

« Au cabinet [libéral], j’arrive à 7 h 45, en général, et j’essaie de m’avancer sur l’administratif et j’enchaîne les consultations et je ne pars pas avant 20 h, 20 h 30 le soir. J’essaie de ménager une coupure de moins d’une heure à l’heure du déjeuner. Mais, soit j’ai du boulot administratif, soit je dois gérer un truc, faire les courses, parce que ce n’est pas à 8 h du soir qu’on fait ses courses. Pour le reste de mon administratif, je le fais quand j’ai le temps. Le soir. Et après la compta de tout ça, je ne travaille pas le mercredi matin en principe justement pour pouvoir gérer tout ça. Sinon je me colle le week-end. Et après tous les dimanches soir, je me colle sur le mail du labo. Au moins deux, trois heures. Et après, je fais les comptes la journée, le week-end ».

Cet emploi du temps intègre une charge de travail qui déborde les frontières classiques de l’espace professionnel pour empiéter sur une partie de sa vie privée. L’enjeu de la délégation de ce travail administratif, assuré par les autres salarié·es en centres de santé, renvoie à la manière de penser la séparation entre vie professionnelle et vie privée. Pour Farah[médecin généraliste salariée, 30-39 ans, Île-de-France] les conditions de travail idéales pour un·e médecin sont associées à la liberté de se soustraire aux activités tierces relevant de l’entrepreneuriat. Pour elle, la liberté et la qualité du travail vont de pair et supposent le cadre salarial :

« Les gens tiennent beaucoup à leur liberté. Moi aussi, hein, mais parce qu’ils définissent leur liberté autrement. Quand on est médecin libéral, c’est pouvoir dire : “bon, cet après-midi, je n’ai pas envie de bosser” et fermer sa consultation sans avoir à demander l’autorisation à qui que ce soit, c’est ça leur liberté. Il y a des gens pour qui c’est très important. Ma liberté à moi, c’est d’arriver avec mon sac sur l’épaule. Poser mon sac, avoir tout sur place, de n’avoir pas eu à me préoccuper de commander les ordonnances, de commander les arrêts de travail, de commander le papier sur les tables. Il faut s’occuper de tout quand on est en cabinet, c’est vraiment une petite entreprise quoi. Ma liberté c’est d’arriver, de m’asseoir, de faire ma consultation et de repartir. Pour moi, c’est une vraie liberté, c’est surtout ça ».

Le travail médical en groupe (cabinet ou maison de santé pluriprofessionnelle) peut permettre de déléguer et partager une partie des tâches qui environnent le travail médical, mais l’emploi salarié va plus loin dans cette délégation : il assure la liberté de ne se soucier que de la pratique médicale.

En centre de santé, l’obligation de tiers-payant conduit à externaliser les démarches administratives confiées aux secrétaires. La définition même du temps de consultation est donc différente pour les médecins salarié·es et libéraux. Dans le temps de consultation, s’ajoute aux interactions avec les patient·es le temps des démarches de constitution des dossiers numériques partagés avec d’autres professions et structures de soins (emails, lettres, envoi de résultats…). Si les démarches administratives sont déléguées, la part médicale et le compte-rendu restent à la charge du médecin. Les médecins réalisent ce travail au départ des patient·es et non à la fin de la journée. Certains centres de santé intègrent ce temps supplémentaire dans le temps de consultation, permettant à la fois, de ne pas négliger cette composante du travail, tout en abaissant la pression potentielle engendrée par la nature élastique et incertaine du temps de consultation médicale.

À côté de sa dimension économique et du poids moral de la gestion d’un cabinet sur le mode de l’entreprise, même dans le cas d’embauche d’un·e secrétaire, l’exercice libéral induit l’intégration d’une certaine gestion des ressources humaines qui tend à sortir les médecins encore un peu plus de leur rôle médical initial. Si le regroupement libéral permet de partager le paiement d’un salaire d’un·e secrétaire et d’une partie des tâches considérées comme superflues, le salariat en centre de santé conduit à mandater l’organisation employeuse pour assurer le travail de subordination des secrétaires.

L’entrée dans le salariat revient donc à s’affranchir de certaines des contraintes en vigueur pour la médecine libérale. Être salarié·e d’un centre de santé introduit un niveau intermédiaire entre les médecins et l’État (ou de la sécurité sociale étatisée), qui les soustrait à une possible dépendance économique. Que ce soit le travail entrepreneurial ou administratif, une charge de travail supplémentaire, au-delà du travail médical, suppose d’y consacrer un temps supplémentaire, hors temps d’ouverture du cabinet consacré aux consultations médicales. La domestication temporelle par le salariat s’exprime donc à deux niveaux. D’une part, la régulation du temps de travail et la mise à distance des patient·es par la structure. D’autre part, les médecins, en entrant dans le salariat, se libèrent de la pression à la productivité induite par la rémunération à l’acte de soin et peuvent donc investir les consultations à un rythme moins soutenu. Ces dispositions d’intermédiation du salariat entre contraintes professionnelles extérieures et médecins n’apportent cependant pas d’éléments sur les conditions d’exercice au sein des centres de santé. Le salariat, par sa forme d’encadrement juridique du travail, impose ici un lien de subordination aux médecins salarié·es qui ne se traduit pas par une sujétion effective de l’organisation employeuse.

Domination et maîtrise des conditions de production

Le développement de l’indépendance dans certains secteurs peut être analysé comme une volonté des personnes concernées de répondre aux périodes de forte précarité, discontinuité de l’emploi, chômage et sous-emploi, ou renvoyer à une nouvelle recherche d’autonomie[24]. Le salariat introduirait des contraintes spécifiques alors que le statut d’indépendant serait associé à une plus grande autonomie, corollaire d’une relative insécurité. Cette lecture n’est toutefois pas satisfaisante pour penser la situation des médecins salarié·es en centre de santé.

Lors de mon enquête, la plupart des médecins caractérisent l’exercice libéral comme étant particulièrement contraignant, eu égard au travail administratif et à l’activité entrepreneuriale qui en découlent, avec des formes de dépendance aux pouvoirs publics ou à la déontologie médicale. La volonté affichée d’exercer en libéral résiderait alors dans une forme de fierté : celle de posséder et d’avoir construit son propre environnement de travail, son outil de production en étant inscrit dans l’« esprit libéral », une forme de statut social et de valorisation symbolique. L’exercice salarié en centre de santé, s’il sort les médecins de cette figure d’entrepreneur et propriétaire des moyens de production, n’altère pas leur statut social au sein de l’organisation salariale, malgré l’introduction d’un lien de subordination juridique.

Nous allons montrer dans cette section que les médecins ont un pouvoir discrétionnaire important dans le salariat en centre de santé. En effet, et ce dès leur recrutement, iels ont la possibilité de négocier leurs conditions de travail et de limiter ainsi les contraintes professionnelles qui se réduisent en général à leur aspect temporel (heure de travail, congés et temps de consultations). La position dominante qu’iels occupent leur prodigue un salaire particulièrement important, proche des revenus des médecins libéraux et une place supérieure dans la hiérarchie de la structure salariale.

La négociation des temps

Les médecins ont une position particulière dans la relation salariale avec la structure employeuse, et ce dès le processus de recrutement. En effet, iels sont la plupart du temps embauché·es d’office. Les entretiens d’embauche prennent davantage la forme d’échanges informels portant sur l’exposition des conditions de travail désirées par les médecins, plutôt qu’une véritable évaluation des motivations et du profil professionnel. Iels ne sont pas soumis·es à une quelconque pression de l’emploi, aussi bien pour monter un cabinet en tant qu’indépendant que pour trouver un autre poste en centre de santé. Le sentiment de position dominante surplombe les conditions d’embauche :

« Je sais que j’aurai toujours du travail que ça soit en libéral ou dans le salariat. C’est de la médecine générale… » [Hugues, médecin généraliste salarié, 30-39 ans, Occitanie].

« C’était : “Docteur vous nous dites vos conditions et on accepte”, quasiment. Donc moi, j’ai choisi de reprendre deux jours par semaine, le mardi et le jeudi. Ce qui me fait des week-ends de quatre jours par semaine. Ce n’est pas exténuant. Des conditions de travail optimales […], la rareté du médecin fait qu’on est plutôt en position de force… Il n’y a pas des concurrents, derrière, qui vont piquer la place. C’était plutôt “Est-ce que vous êtes d’accord docteur ? Donc, oui, voilà, vous êtes embauché. On vous prend” » [Simon, médecin généraliste salarié, 60-69 ans, Occitanie].

La réflexivité de Simon et Hugues tient à leur expérience des échanges avec plusieurs collectivités et les sollicitations multiples rencontrées dès l’internat. Les organisations employeuses (collectivités, associations, etc.) cherchent à attirer des médecins sur leurs territoires à n’importe quel prix. La position de force de ces derniers se manifeste lors de négociations à l’entretien d’embauche, mais également tout au long du contrat. Elles portent aussi bien sur les conditions d’emploi (type du contrat de travail et niveau de salaire) que sur les conditions du travail et notamment sur le cadre temporel de la production. La marge de négociation des temps se joue sur deux plans : le temps de consultation et le temps de travail.

Le temps de consultation, tant dans le salariat en centre de santé ou en exercice libéral, est particulièrement élastique[25]. Deux caractéristiques du travail médical tendent à faire varier le temps global de consultation : l’annulation des rendez-vous par les patient·es et certains motifs de consultation plus ou moins chronophages. Retrouvons Sophie, désormais salariée :

« Il y a des consultations qui vont plus vite que d’autres : les renouvellements de traitement, je prends sa tension j’écoute le cœur, les poumons et je le pèse. Tu n’y passes pas deux heures non plus. Après, il y a des consultations qui durent plus longtemps. Il y en a qu’il faut canaliser, il y en a d’autres qui en ont besoin. Certains sont dépressifs, vous ne pouvez pas l’expédier ».

Cette médecin généraliste récemment recrutée dans un centre de santé dans les terres de l’Hérault, insiste sur la variabilité des temps de consultation. Les rendez-vous pour le prolongement d’ordonnance restent nécessairement moins longs que les consultations « complexes »[26]  de certain·es patient·es. L’alternance entre ces deux types de consultations et l’annulation de rendez-vous assurent un emploi du temps relativement stable, mais supposent une maîtrise de ce processus relevant de l’élasticité dans la gestion du temps. Ce constat vaut, indépendamment de la durée de consultation et du mode d’exercice, mais le salariat limite l’extension du temps de travail. De ce fait, la détermination du temps de consultation entre l’organisation employeuse et les médecins salarié·es constitue un véritable enjeu dans la négociation et se trouve définie en amont de la production du soin. Deux types de pratiques de détermination du temps de consultation en centre de santé sont ainsi apparus.

Les centres de santé ont généralement des normes prédéfinies calculées en fonction du nombre d’actes à réaliser par le médecin pour couvrir son salaire[27]. Cependant, dans les faits, aucun des centres de santé enquêtés ne dispose d’une norme de temps de consultation homogène. Ce temps varie entre les médecins selon leurs habitudes ou préférences personnelles. Dans les centres de santé plus récents, la détermination du temps de consultation moyen se fait par tâtonnement, en discussion ou négociation entre médecins et organisations employeuses. Dans l’un des gros centres de santé visités en Île-de-France (plus de quarante-cinq médecins salarié·es au moment de l’enquête), le temps de consultation est imposé, une pratique liée au fonctionnement habituel du centre et à la norme de production instituée depuis plusieurs dizaines d’années. Sur le plan individuel, les médecins peuvent réguler leur rythme du travail, s’ils dépassent le temps imparti (solidarité entre médecins, transmission de patient·e, non-déclaration des absents), mais d’un point de vue collectif, le temps de consultation est stabilisé autour de vingt minutes pour la médecine générale. Ce centre de santé est l’un des seuls de l’enquête à engager des médecins exerçant une autre spécialité que les généralistes. En médecine spécialisée (hors MG), le temps de consultation et l’autonomie dans sa détermination dépendent fortement de la spécialité. Par exemple, le pôle de radiologie, qui se trouve dans un autre bâtiment à quelques dizaines de mètres du reste du centre de santé, possède son propre secrétariat et est autonome dans la gestion du temps de consultation.

Dans les autres centres de santé de l’enquête (seize structures), le temps de consultation, même en médecine générale, est bien moins rigide et peut dépendre de deux types de négociations : individuelles ou collectives. La plupart du temps, les gestionnaires de centres de santé calculent un « temps de consultation plafond » qui permet au centre d’arriver à un équilibre budgétaire avec le remboursement des actes de soins : « Le jour où on a fixé un salaire, je leur ai demandé un minimum de visites » [Frédéric, Président de l’association qui gère le centre de santé, Occitanie]. Le temps de consultation, parfois exprimé en termes de productivité horaire (ratio entre le nombre d’actes de soin réalisés sur une tranche horaire travaillée), reste négociable. Certain·es médecins refusent de continuer à travailler avec un temps de consultation réduit et demandent une renégociation de ce temps, le plus souvent immédiatement acceptée par la direction des centres.

D’autres situations, où les médecins sont directement décideur·euses de leur temps de consultation dès le recrutement, ont connu une évolution analogue. La détermination du temps de consultation s’est progressivement inscrite dans une logique pragmatique incluant l’ajustement aux dispositions et pratiques des médecins recruté·es. Fabien, médiateur santé et co-fondateur de son centre explicite ce processus :

« Au début, on avait le projet idéal comme on l’imaginait dans notre tête, organiser l’offre de soins exactement avec les moindres détails et le temps de consultation, etc. Après on a eu un médecin gériatre qui venait de l’hospitalier. Elle nous a dit : “Moi, il me faut quarante minutes.” On s’est dit : “c’est un peu difficile pour le financement. Ça va être compliqué”, mais elle m’a dit : “Moi, je me battrais pour ne pas faire en dessous de ça”. Vu qu’on n’avait pas d’autres médecins, on s’est dit : “Bah d’accord, OK. On va voir comment on va faire. Mais pour l’instant s’il te faut ça, tu prendras ça, quoi”. Ça a duré trois, quatre mois. On s’est rendu compte que les consultations duraient super longtemps. Les gens trouvaient ça trop long, les patients eux-mêmes trouvaient ça trop long. Puis Julia est arrivée (nouvelle médecin) en octobre et elle nous a dit : “Ouais, c’est trop long. Non, moi franchement on peut baisser. Trente minutes, ça me va”. Donc on est passé à trente minutes. Là encore, c’était très juste aussi par rapport au côté financier. Puis, juste avant le Covid, on a eu une remplaçante qui est arrivée, qui a remplacé Julia qui partait en maternité. Et elle nous a dit : “Mais trente minutes, mais c’est trop long. Moi je fais vingt minutes. vingt minutes, c’est d’ailleurs ce qu’il faut.” Et là, on a pu trouver un point d’équilibre ! »

Progressivement, il y a bien une norme qui s’établit, mais elle résulte d’un tâtonnement progressif, prenant en compte les pratiques de chacun et chacune. Ce tâtonnement s’est fait au rythme des recrutements et donc à la discrétion des médecins qui exigeaient des temps de consultations différents. La gériatre a continué à travailler avec son rythme décalé jusqu’à son départ à la retraite quelques mois plus tard.

Au-delà des normes d’ajustement et d’équilibre, établies par le gestionnaire, les médecins peuvent infléchir individuellement les consignes de la direction en gardant leurs habitudes de travail :

« Moi, ça dure facilement vingt, trente minutes, parce que je prends le temps, en fait, j’aime bien. On n’a pas pu négocier le temps : juste un certain nombre d’actes par semaine. Je ne sais même pas si je les fais, mais franchement, je m’en fiche » [Pierre, Médecin généraliste, 60-69 ans, Occitanie].

Certains sont plus rapides, d’autres plus lents :

« Richard, il fait plus de trente actes par jour donc il est largement au-dessus de son quota. On avait mis vingt-cinq au départ. Donc la question ne se pose pas trop. Après Pierre est un peu plus lent (rires), il prend son temps… souvent, il a deux heures de retard… Richard, c’est une consultation toutes les quinze minutes, Pierre, c’est toutes les trente à quarante minutes » [Marjolaine, infirmière et coordinatrice du centre, 50-59 ans, Occitanie].

Comme dans les autres centres de santé, le nombre d’actes de soin minimum à réaliser est notifié aux médecins pour couvrir les frais quotidiens de la structure et les salaires. Ce nombre d’actes se traduit généralement par une norme temporelle de consultation. Les négociations individuelles et le refus de certain·es médecins à appliquer les normes de production introduisent une variété du temps de consultation au sein d’un même centre de santé.

Le deuxième élément de négociation temporelle relève du temps de travail et des congés. Quand la modification du temps de travail est voulue par l’organisation employeuse, cette dernière approche prudemment les médecins, évitant ainsi le sentiment d’imposer un cadre trop restrictif qui viendrait interférer avec leur vie privée. Manon, secrétaire médicale, nous explique la mise en place d’un rallongement de la journée de travail initié par les secrétaires à la demande répétée des patient·es.

« C’est nous qui avons demandé une réunion avec les médecins pour leur faire part de nos difficultés sur les horaires. On avait besoin de dire : “Voilà, on est confronté à ça. C’est difficile. Comment on peut faire ?”  On avait deux médecins le matin et un l’après-midi. Et en plein hiver, on a beaucoup d’actifs et beaucoup de personnes qui terminent tard sachant qu’on est ouvert jusqu’à 20 h. Du coup, on avait énormément de demandes à partir de 17 h et on avait qu’un médecin. On leur en a parlé en leur demandant s’ils seraient d’accord. Ils l’ont accepté, mais pas toute l’année, sur les mois de septembre, octobre, novembre, décembre, janvier, février, mars (période avec beaucoup d’épidémies, beaucoup de malades, moins le cas l’été). Ils ont accepté de le faire. Ils sont très ouverts là-dessus ».

Ces négociations, animées par la secrétaire médicale, ont conduit ici au rallongement de la journée de travail d’un médecin jusqu’à 20 h, alors qu’à leur recrutement la négociation avait statué sur des journées de travail se terminant à 18 h voire même à 12 h pour certain·es médecins. Il s’agissait de prendre en compte les besoins des patient·es (horaires de travail, contraintes familiales). Cela s’est opéré par un ajustement négocié entre la mairie et les médecins avec un rallongement de leur journée de travail et une variation des horaires d’ouverture du centre de santé sur certaines périodes de l’année. Si les médecins se désinvestissent partiellement de la pression déontologique et morale attachée à la continuité des soins, les secrétaires, elles, sont positionnées, au contraire, en première ligne. La subordination juridique induite par le contrat de travail peut permettre une modification unilatérale des horaires de travail, mais le changement passe inévitablement davantage ici par la négociation que par l’imposition d’une nouvelle règle.

C’est la même méthode pour la fixation des congés en centre de santé, assurée généralement directement par les médecins. Si les effectifs du centre sont réduits, les négociations se font à l’amiable et individuellement entre les médecins et l’organisation employeuse. Quelle que soit la demande du médecin au niveau des congés, la direction accepte pour « service rendu »[28]. Dans un centre de santé de même envergure, ce sont les médecins qui choisissent leur temps de travail, ce qui nécessite des ajustements pour les autres professionnel·les de la structure.

« Les secrétaires sont au Smic, deux secrétaires à temps partiel. Une qui fait cinq, six heures et l’autre cinq, huit heures. Ça fait du temps partiel pour chacune. C’est les recrutements. Je leur ai proposé et elles sont d’accord. Après, je ne sais pas, elles s’arrangent pour les congés ».

Dans ce centre de santé associatif, co-dirigé par plusieurs municipalités, Nicole, élue à la santé [bénévole, 50-59 ans, Occitanie], est chargée par la mairie de s’occuper du quotidien du centre et des recrutements de médecins. Sans alternative, les différentes municipalités impliquées sollicitent trois médecins à la retraite pour intégrer leur centre de santé quelques heures par semaine. Ils acceptent de reprendre leur activité dans le cadre salarial sous certaines conditions. Dans cette configuration, Nicole dit avoir beaucoup de mal à contraindre temporellement les médecins. Tout le fonctionnement du centre est organisé autour de leurs demandes : « Le but c’était que les secrétaires soient là quand il y a les médecins. Quand le médecin s’en va à 19 h, elle finit à 19 h 30 ». Ils (ce ne sont que des hommes) imposent la plage d’ouverture de la structure selon leur temps de travail et obligent le gestionnaire à proposer deux temps partiels non convertibles en temps plein aux secrétaires. Payées au Smic, ces dernières sont alors dépendantes du temps d’ouverture fractionné du centre de santé pour que cela convienne aux horaires des médecins.

« Un des docteurs m’a dit qu’il ne serait pas là avant 10 h. OK. Et il m’a dit qu’il faisait 10 h – 18 h, point barre. Il ne s’arrête pas pour déjeuner, c’est son choix. Un autre, Xavier fait normalement 8 h 30 – 12 h, 14 h – 19 h. Ils gèrent un petit peu leur temps comme ils veulent. C’est complexe, un médecin, je ne peux pas le contraindre » [Nicole, élue à la santé, bénévole, 50-59 ans, Occitanie].

Quand le centre grossit, ces arrangements prennent la forme de négociations collectives où les médecins préparent un planning de congés sur l’année et le transmettent à la direction. Dans les gros centres de santé, un ou une médecin dite « coordinatrice » est nommée et chargée d’organiser ce planning en respectant les souhaits de chacun. Les médecins coordinateurs ou coordinatrices n’occupent pas une place de direction (contrairement à d’autres médecins placé·es à la tête de certains centres) et leur fonction supplémentaire se résume en général à la gestion des congés et, de manière générale, à organiser le travail en équipe. Pour certaines spécialités, où le centre ne dispose que d’un·e salarié·e, l’absence du médecin provoque inévitablement la cessation temporaire du service de soin.

Marcel, un gastro-entérologue, et les autres médecins spécialistes (hors MG) choisissent leurs congés et le temps de consultation dans la semaine en fonction de leurs préférences personnelles et professionnelles liées à une activité libérale ou salariale complémentaire : « En gastro-entérologie, comme ce n’est pas une grosse consultation, je prends mes vacances au mois d’août. Et comme au mois d’août c’est quand même assez calme, je n’ai jamais eu de problème à poser mes congés quand je le souhaitais ». La gestion des emplois du temps des spécialistes en centre de santé est plus flexible que celle des médecins généralistes. Iels ont une faible présence horaire et ne proposent pas, dans le centre de santé concerné, une continuité des soins sur l’ensemble de la semaine. Les médecins spécialistes qui partent en congé font tout simplement fermer l’accès à la prise de rendez-vous pour leur spécialité dans la structure de soin.

Les médecins salarié·es en centre de santé ont ainsi la possibilité de négocier, de choisir et d’organiser individuellement, et parfois collectivement, la temporalité de leur travail, le rythme des consultations et de leur présence en centre de santé. Iels ont à la fois une maîtrise individuelle des conditions de production quand iels intègrent un centre de santé assez ancien, mais aussi une maîtrise collective dans les jeunes structures. Sans véritable contrôle extérieur sur la réalisation de leur travail technique, avec une organisation employeuse éloignée et relativement désinvestie du contenu même de l’activité, les médecins salarié·es en maîtrisent les conditions de production, sans en posséder les moyens. Les salaires élevés des médecins, l’absence de profit pour l’organisation employeuse (deuxième encadré) et la maîtrise des conditions de production font des centres de santé des organisations salariales non capitalistes, sans exploitation. Non subordonné au capital, le salariat en centre de santé n’est pas voué à alimenter un capitaliste.

Des médecins au centre du centre de santé : réaffirmation de la hiérarchie professionnelle interne

Répondant à une question sur sa place dans le centre de santé, Marcel prend une feuille de papier et commence à dessiner un schéma. Il écrit d’abord son nom au milieu de la feuille puis successivement autour : les patient·es, la municipalité gestionnaire, les infirmiers et infirmières, puis les secrétaires. Il prend ensuite la parole : « Vous savez moi je dis souvent qu’il y a le bloc, le directeur de l’établissement, les patients, les infirmiers, les secrétaires et moi je suis au milieu, au centre. Bon, les patients ont plus d’importance, mais voilà. Vous avez compris » [Marcel, gynécologue salarié, 60-70 ans, Île-de-France].

Toute forme de hiérarchie n’est pas proscrite dans ces centres. Dans la plupart d’entre eux, deux types de gouvernance coexistent. Deux relais, administratif et médical, font le pont entre les médecins et l’organisation employeuse. Que ce soit par la nomination d’un·e médecin-directeur·rice ou d’un·e médecin coordinateur·rice, les décisions qui relèvent de leurs conditions de travail reviennent aux professionnel·les de santé mais peuvent parfois être déléguées à un ou une représentante.

Les médecins salarié·es en centre de santé occupent ainsi une place particulière et centrale dans la structure et en sont conscient·es. Iels ont la possibilité de négocier leur salaire, le type de contrat qu’iels signent, leurs conditions et leur cadre temporel de travail, tout en étant éloigné·es spatialement de l’organisation employeuse, de ses représentant·es physiques et de tout potentiel contrôle. Au sein des hiérarchies formelles des centres de santé, les médecins occupent bien une place dominante et spécifique dans l’organigramme. « Nos rôles [entre médecins et coordinatrices] sont complètement différents en fait » nous dit Nathalie [50-59 ans, Occitanie]. Coordinatrice administrative et responsable des secrétaires du centre de santé, elle fait le pont entre les médecins et la direction de la structure. Elle est incapable de préciser sa place dans l’organigramme du personnel médical. Elle positionne alors les médecins « à côté » dans son rôle de coordination. La médecin interrogée de ce même centre tient des propos plus tranchés en affirmant occuper une position socialement et professionnellement plus élevée que la coordinatrice administrative.

« C’est une ancienne secrétaire, et on lui a demandé de faire une coordination, d’être responsable du secrétariat et on lui a demandé de faire une coordination médicale. Après, il y a un médecin et une secrétaire qui sont élu·es par les médecins, des représentants, on a un représentant des médecins et un représentant du secrétariat » [Bénédicte, médecin généraliste salariée, homéopathe, 50-59 ans, Occitanie].

Bénédicte, médecin généraliste dans le centre de santé, replace Nathalie dans son rôle de représentante des secrétaires, une place dévalorisée par rapport à celle de coordinatrice ou représentante médicale. Pour la médecin, il ne semble pas y avoir de supérieur hiérarchique possible au-dessus des médecins, juste des représentant·es.

Dans un autre centre, les médecins expriment la volonté d’avoir un rôle et un droit de regard sur le recrutement des futurs salarié·es du centre de santé en étant désormais présent·es lors des entretiens d’embauche. Les négociations des médecins avec les gestionnaires dépassent donc largement la question du type de contrat et du salaire en intégrant pleinement l’organisation du centre de santé, surtout quand iels s’organisent collectivement. Iels ont ainsi demandé le recrutement de secrétaires supplémentaires : « On a écrit un courrier tous ensemble, avec les secrétaires et les médecins, au DG puis au président de la communauté de communes » [Simon, médecin généraliste salarié, 60-69 ans, Occitanie]. Iels ont obtenu gain de cause et fait embaucher deux secrétaires supplémentaires.

Beaucoup d’autres professionnel·les travaillent au sein des centres les plus anciens d’Île-de-France : des paramédicaux, travailleur·ses sociaux·ales, mais surtout plusieurs secrétaires. Si ces entretiens n’étaient pas au cœur de cette recherche (dix entretiens), la situation d’autonomie technique, organisationnelle, de maîtrise des conditions de production et le rapport de force dans la détermination des conditions de travail, diffèrent. La situation favorable des médecins s’inscrit dans une position professionnelle de domination. Un vrai décalage existe entre la position des médecins et celle des autres salarié·es dans les hiérarchies informelle et formelle de l’organisation salariale. Les secrétaires sont payé·es au Smic, n’ont aucune marge de négociation avec une sujétion particulièrement forte, totale, vis-à-vis de la direction administrative et médicale. Les médecins entretiennent un rapport de domination avec les autres salarié·es non médicaux·ales du centre et particulièrement les secrétaires qui assurent tout le travail administratif délégué.

Nous avons parlé de la subordination, de la hiérarchie formelle et informelle entre médecins et membres de l’organisation employeuse, gestionnaires des structures de soins. Les médecins salarié·es occupent une place spécifique et hégémonique au sein du centre de santé. L’observation d’un salariat permettant une place centrale et dominante au salarié·e tient à la particularité de ce terrain de recherche : les médecins se trouvent inscrits dans une configuration où iels dominent la relation salariale, maîtrisent les conditions de production et d’exécution de leur travail, sans pour autant en posséder les moyens de production. Toutefois, certains centres de santé tentent de renverser cette organisation pour tendre vers un idéal d’égalité salariale, quel que soit le rôle de chacun dans la production de soins : ce sont les centres de santé identifiés comme « communautaires ou participatifs». Ils ont une perspective de maîtrise collective des conditions de production. Tout le monde a le même salaire, que ce soit l’infirmier, la travailleuse sociale, le médecin ou le secrétaire et de nombreuses réunions d’équipe ont pour objectif d’organiser une forme de démocratie dans la gouvernance de la structure de santé. Le plus souvent, cette perspective d’organisation horizontale émane d’une démarche politique qui peut comporter ses failles : c’est à la discrétion des médecins, dépendant de leur socialisation politique, de baisser leur salaire par rapport à la moyenne des autres centres de santé pour assurer ce rééquilibrage.

Rappelons que l’analyse de l’organisation salariale en centre de santé ne traduit pas une réalité homogène. La maîtrise des conditions de production médicale et l’affranchissement des contraintes de l’exercice libéral diffèrent selon les centres de santé. Le terrain portait ici sur les centres de santé médicaux, polyvalents, voire les centres de soins infirmiers médicalisés. Certains autres centres, notamment dentaires, n’ont parfois pas la même logique, avec notamment des dentistes à la tête de la gestion associative de la structure et des médecins généralistes fortement subordonné·es.

Conclusion

Le salariat médical en centre de santé transgresse la frontière parfois établie entre salariat et indépendance. La médecine est une profession, qui, malgré son appellation libérale, est fortement régulée par un ordre professionnel, mais aussi par les pouvoirs publics : d’abord dans une perspective de conventionnement de prix et de solvabilisation des patient·es, puis dans une perspective d’encadrement des coûts publics. L’analyse des logiques sociales et professionnelles du salariat médical en centre de santé permet de mettre en évidence le processus par lequel les médecins réussissent à mettre à distance certaines contraintes de l’exercice libéral provenant directement des politiques publiques de régulation médicale : le numerus clausus et l’incitation à la réduction des actes de soin « inutiles ».

Le salariat ouvre aux médecins une meilleure maîtrise de leur travail, en termes de gestion du flux de patient·es dans un contexte de désertification médicale, et une domestication des temps permise par la délégation du travail administratif ou le rejet du travail entrepreneurial associé à l’exercice libéral. Le numerus clausus est à la fois la source d’une augmentation de la charge de travail théorique devant être assurée par les médecins et des contraintes identifiées précédemment, et à la fois une ouverture à une position de pouvoir dans la relation salariale. Il est question d’un développement de leurs possibilités professionnelles et d’un rapport de domination sur les potentielles structures employeuses. Alors que les centres de santé deviennent un outil d’attractivité dans les déserts médicaux, la pénurie retranscrit cette position de force dans l’organisation salariale et confère au médecin un pouvoir de négociation important. Dans cette conjoncture bien particulière, la situation des médecins exprime alors un retournement des contraintes généralement associées aux statuts d’emploi. La maîtrise des temps et du sens du travail, perdue en quelque sorte dans l’exercice libéral, se trouve réaffirmée au sein du salariat médical en centre de santé. Elle leur permet d’avoir un pouvoir discrétionnaire à la fois sur les conditions de travail, la manière de produire, et les conditions de contractualisation, sans posséder les moyens de production (propriété des locaux et matériels des cabinets médicaux) et en maintenant leur autonomie technique. Les médecins sont donc particulièrement éloigné·es des deux dimensions de l’ordre imposé par le tiers employeur[29] : la dimension fonctionnelle (en haut de la hiérarchie salariale) et la dimension personnelle (peu soumis aux directives de l’organisation employeuse). Bien que salarié·es, les médecins appartiennent à une frange dominante de la population, aussi bien d’un point de vue professionnel, qu’économique, social ou politique, qui relève de la place du « pouvoir médical »[30] dans nos sociétés. Cette situation est donc propre à des travailleurs et travailleuses en haut de la hiérarchie sociale, d’autant plus qu’iels sont plongé·es dans une conjoncture socio-économique et un environnement de travail qui leur sont particulièrement avantageux. Ces résultats appellent à étudier les rapports de pouvoir effectifs inscrits dans les différentes situations d’emploi. Le contrat de travail et le lien de subordination juridique ne réduisent pas ici les médecins salarié·es à un assujettissement à l’organisation employeuse.


[1] Henri Hatzfeld, Le grand tournant de la médecine libérale, Paris, Les éditions ouvrières, 1963, p. 271.

[2] Camille Dupuy, Olivier Le Noé et Jérôme Pélisse, « Régulations professionnelles et organisations catégorielles. Pour un dialogue autour des logiques professionnelles », Terrains & travaux, vol. 25, no 2, 2014, p. 5-19.

[3] Henri Hatzfeld, op. cit.

[4] Jean-Paul Domin, « La nouvelle gouvernance de l’assurance maladie : la consécration d’une régulation marchande ? », Économie et institutions, no 15, 2010, p. 5-29.

[5] Nicolas Da Silva et Maryse Gadreau, « La médecine libérale en France. Une régulation située entre contingence et déterminisme », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, no 17, 2015.

[6] Géraldine Bloy et Laurent Rigal, « Avec tact et mesure ? Les médecins généralistes français aux prises avec les évaluations chiffrées de leur pratique », Sociologie du travail, vol. 54, no 4, 2012, p. 433‑456.

[7] Nous parlons ici de médecine de ville pour caractériser la médecine exercée dans les cabinets de ville libéraux, individuels ou collectifs, ou en centre de santé. Il s’agit d’une définition stricte de la médecine de ville, c’est-à-dire non hospitalière. Cela revient à dire que le travail médical réalisé à l’hôpital ne peut être totalement confondu avec celui réalisé dans d’autres cadres d’exercice. Façonnée par l’histoire même de la médecine et de la division du travail médical au sein du système de santé français, cette distinction est ici adoptée comme une convention. Cette convention repose sur la division du travail entre les spécialités présentes à l’hôpital (Hôpital public, Établissement privé, Établissement privé lucratif, Établissement de santé privé d’intérêt collectif (Espic)) et celles exercées en ville.

[8] La médecine, comme d’autres professions libérales, a progressivement été marquée par une identité libérale, symbolisée par un exercice libre de sa pratique et de son organisation de l’affiliation. La charte de la médecine libérale, conçu en 1927, en est le symbole. Elle mêle habilement des principes moraux et éthiques de la pratique de la médecine (libre choix du médecin par le patient, respect absolu du secret professionnel, liberté thérapeutique et de prescription), à des revendications professionnelles (droit à des honoraires pour tout malade soigné, paiement direct par le patient et liberté d’installation).

[9] Depuis la loi de modernisation sociale no 2002-73 du 17 janvier 2002 et son application au courant de l’année 2007, la médecine générale est reconnue comme spécialité médicale au même titre que les autres spécialités médicales qualifiantes, et nécessite dorénavant le passage par un internat. Néanmoins, dans un but de clarification, nous allons parfois séparer les médecins généralistes des autres spécialités. Pour faciliter la lisibilité, nous parlerons de médecins généralistes et médecins spécialistes (hors MG).

[10] Alain Supiot, Au-delà de l’emploi : Les voies d’une vraie réforme du droit du travail, Paris, Flammarion, 2016, p. 18.

[11] Le présent article est issu d’une étude effectuée entre 2018 et 2022 dans le cadre d’une recherche doctorale sur la salarisation de la médecine de ville. L’enquête a été menée en Occitanie et en Île-de-France auprès de 17 centres de santé avec 68 entretiens semi-directifs, dont 40 auprès de médecins salarié·es, la plupart généralistes, mais aussi d’élus, d’autres professionnel·les de santé, de responsables administratif·ves, fonctionnaires territoriaux·ales ou salarié·es du privé.

[12]ASIP-Sante RPPS, Drees – traitement personnel – données au 1er janvier de l’année.

[13] Nous parlons ici d’activités et non d’effectifs. En effet, nous travaillons sur l’ensemble des activités déclarées par les médecins et non sur le nombre de médecins. Les médecins peuvent être compté·es plusieurs fois si iels travaillent dans différentes structures (cabinet libéral, centres de santé, CHU, etc.). Même si ces activités sont dénombrées de manière non hiérarchisée et que les médecins sont compté·es plusieurs fois, les données utilisées permettent de dresser une évolution de la part d’activités salariales dans le champ global des activités médicales. Les activités médicales de ville correspondent à la somme du nombre de médecins déclaré·es en cabinet individuel, en cabinet de groupe et en centre de santé.

[14] Finess – traitement personnel – données au 1er janvier de l’année.

[15] En droit, le terme de médiation institutionnelle correspond au processus de résolution de conflits entre deux parties encadré et organisé par une institution-tiers. Sans complètement reprendre son acception juridique, nous qualifions de médiation institutionnelle le processus de conciliation entre les médecins et les pouvoirs publics par la structure salariale. Les deux parties ont des intérêts divergents : les pouvoirs publics tentent de réguler les pratiques professionnelles et les médecins de s’en protéger pour maintenir au mieux leur autonomie. La structure salariale, en contractualisant avec les médecins, s’introduit comme intermédiaire, neutre vis-à-vis des perspectives des pouvoirs publics centraux, et créent de nouvelles règles à l’avantage ou non de l’une des parties.

[16] Le salariat ne semble donc pas correspondre à un manque d’occasion favorable à l’installation en exercice libéral. Les médecins se retrouvent dans un rapport de force qui leur est favorable, que ce soit avec les instances de régulation démographique (politique incitative) ou avec l’organisation employeuse s’il y a exercice salarié. Iels revendiquent une inscription dans un « choix raisonné », avec une liberté de mouvement professionnel forte.

[17] Les raisons de ces refus ne sont pas toujours évoquées lors des entretiens. Il s’agit parfois de justifications économiques ou d’une volonté de se maintenir « seul maitre à bord ». La Drees comptait seulement 51 % de médecins généralistes libéraux avec un secrétariat « sur place » en 2022 et 16 % assurant eux-mêmes leur secrétariat (sans externalisation à distance ou outils de réservation en ligne). Ce phénomène est plus réduit pour les cabinets de groupe. Cf. Maxime Bergeat, Noémie Vergier, Pierre Verger, « Un médecin généraliste sur six assure lui-même son secrétariat en 2022 », Études et résultats, no 1245, Drees, 2022.

[18] Notons que la gestion des temps est tout de même différente selon le parcours et genrée si on se réfère à l’espace domestique : le salariat permet d’allier perspective politique, loisirs et activité professionnelle chez les hommes tandis qu’un profil de femmes médecins, majoritaire, se dégage dans notre enquête, pour qui les contraintes familiales sont déterminantes dans le parcours et dans l’orientation vers le salariat.

[19] À titre indicatif, les médecins généralistes libéraux déclarent en moyenne 7 500 euros de revenus nets par mois (cf. Noémie Vergier et Christophe Dixte, « Revenu des médecins libéraux : une hausse de 1,9 % par an en euros constants entre 2014 et 2017 », Études et résultats, no 1223, Drees, 2022) et un temps de travail compris entre 52 et 60 heures par semaine (cf. Philippe Le Fur, Yann Bourgueil et Chantal Cases, « Le temps de travail des médecins généralistes: une synthèse des données disponibles », Questions d’économie de la santé, no 144, 2009, p. 1-8). En centre de santé, les salaires des médecins généralistes oscillent entre 4 000 et 6 000 € net pour 35 h par semaine sachant que la plupart tournent autour de 5 000 €. Ramenés à l’heure, les revenus des médecins généralistes libéraux et salariés sont proches. La situation est plus complexe pour les autres spécialités.

[20] Nathalie Lapeyre et Nicky Le Feuvre, « Féminisation du corps médical et dynamiques professionnelles dans le champ de la santé », Revue française des affaires sociales, no 1, 2005, p. 59‑81.

[21] Alexandra Bidet, L’engagement dans le travail: Qu’est-ce que le vrai boulot ?, Paris, Presses Universitaires de France, 2015.

[22] Nicolas Da Silva, « Quantifier la qualité des soins. Une critique de la rationalisation de la médecine libérale française », Revue Française de Socio-Économie, vol. 19, no 2, 2017, p. 111‑130.

[23] Anne-Sophie Ginon, « Démographie médicale et techniques juridiques d’incitation », Politiques et management public, vol. 28, no 1, 2011, p. 23.

[24] Cf. Sarah Abdelnour, « L’auto-entrepreneuriat : une gestion individuelle du sous-emploi » & Marie-Christine Bureau et Antonella Corsani, « Du désir d’autonomie à l’indépendance. Une perspective sociohistorique » in La Nouvelle Revue du Travail, no 5, 2014.

[25] Nathalie Lapeyre et Nicky Le Feuvre, « Féminisation du corps médical et dynamiques professionnelles dans le champ de la santé », Revue française des affaires sociales, no 1, 2005, p. 59‑81.

[26] Terminologie utilisée par les médecins pour parler de consultations longues où l’« investigation » avant le diagnostic nécessite une discussion avancée et/ou un examen corporel minutieux.

[27] Les normes de productivité dans le salaire sont interdites par le code déontologique médical (articles 97 & R. 4127-97 du Code de la santé publique), mais sont présentes, de fait, dans les centres de santé, sans nécessairement d’incitations financières, par la mise en place de temps de consultation prédéterminés.

[28] Motif d’engagement retrouvé dans les entretiens avec les médecins du centre, mais également mis en avant par les gestionnaires qui ont insisté sur le caractère temporel de la salarisation des médecins retraités qui auraient préféré rester à la retraite.

[29] Alain Supiot, Le droit du travail, Paris, Que sais-je ?, 2019, p. 69-70.

[30] Frédéric Pierru, « Un mythe bien fondé : le lobby des professions de santé à l’Assemblée nationale », Les Tribunes de la santé, no 1, 2007, p. 73‑83.